La famille Battista : vie de pêcheur émigré

La famille Battista : vie de pêcheur émigré

Je suis allée à la rencontre de monsieur Battista, à Sète. Représentant de la troisième
génération d’immigrés italiens, il m’a raconté les détails de la vie de pêcheur italien tels que l’ont
vécue son père et son grand-père.

L’arrivée à Sète

Le grand père d’Éric Battista est originaire de Gaète, près de Rome. Il est arrivé à Sète entre
1880 et 1885, à l’âge de vingt-trois ou vingt-quatre ans, accompagné par des cousins et des amis.
Il était alors célibataire. Il s’est par la suite marié à Sète avec une Italienne et neuf enfants, dont
le père de monsieur Battista, sont issus de ce mariage.

En Italie, son grand-père naviguait pour une compagnie qui possédait des bateaux à
moteur et à voiles. Il était maître-voilier. Il voyageait sur des bateaux qui faisaient le tour du
bassin méditerranéen. Une fois arrivé à Sète, le port lui a plu et il décida de s’y établir quelques
années plus tard, lorsqu’il aurait fait des économies. S’installer dans cette partie de la côte était
pour lui très intéressant car c’est un lieu beaucoup plus poissonneux que celui qu’il pratiquait
habituellement en Italie. Ici, il lui serait plus facile de vivre de la pêche. Ce fut par conséquent
une émigration professionnelle.

C’est généralement en train que les émigrés arrivaient, « avec le ballot sur la tête », mais
certains ont voyagé avec des compagnies de navigation. Ces compagnies possédaient des voiliers
ou des bateaux à vapeurs, sur lesquels les émigrants pouvaient s’engager comme matelots ou
manutentionnaires. Ils descendaient dans le port de leur choix. Le grand-père de monsieur
Battista, par exemple, s’est arrêté à Sète, après avoir travaillé comme matelot durant le voyage.
Il a par la suite fait venir des cousins, des oncles, des amis qui avaient eux aussi besoin d’un
emploi. Lorsque sa famille est arrivée en France, ils ont tous vécu dans la même maison. C’était
pratique pour eux : tous les matins, il tapait à la cloison et réveillait l’équipage pour partir en mer.
Toutes les familles de pêcheurs italiens faisaient de même. Sa femme vendait le poisson pêché
dans la journée. Ses deux sœurs habitaient dans la même maison : ils vivaient tous ensemble et
pour monsieur Battista, « c’est un souvenir qui n’a pas de prix ».

Il garde de très bons souvenirs de cette vie en famille : les repas en commun, la présence
de ses grands-parents, de ses tantes qui s’énervaient quand le grand-père cousait des voiles et
réparait les filets dans le salon. En effet, en plus de la pêche, il fallait entretenir le matériel, « ce
qui, hélas, ne se fait plus de nos jours ».

La vie de pêcheur

Les Italiens venus à Sète de toutes les régions d’Italie ont créé une sorte de communauté de
pêcheurs si unie qu’ils se mariaient et avaient des enfants entre eux. Quand ils étaient établis,
les Italiens faisaient venir leur famille et leurs amis. Ils ont commencé à construire des bateaux
en bois, des barques catalanes (pour la pêche au poisson bleu) ou des bateaux bœufs (car ils
pêchaient à deux). Ils payaient la construction des bateaux petit à petit, à crédit. La première
colonie s’est installée du côté du port, sur le lieu de travail. Leur rythme de vie se faisait en
fonction du temps : pour sortir en mer il fallait du vent, mais pas trop. Les Italiens ont occupé
deux, trois quartiers, qu’on appela « quartiers des pêcheurs ». C’est durant la guerre que les
bateaux et donc la pêche se sont modernisés.

« C’était une époque assez difficile pour les pêcheurs », me raconte monsieur Battista, car
il n’y avait aucune assurance : « si on perdait un filet, une voile, un outil de travail, on ne
remboursait rien ». Les pêcheurs avaient donc une vie très frustre et humble. Mais ils avaient
une vie saine. Ils ne tombaient quasiment jamais malades, mangeaient bien et étaient très en
forme. Ils se levaient à deux ou trois heures du matin et sur les bateaux ils buvaient du vin et
du rhum (boisson traditionnelle du pêcheur). Quand ils n’avaient plus d’argent, ils buvaient du
pastis : c’était leur manière de se réchauffer en pleine mer.

Sur les neuf enfants des grands-parents de monsieur Battista, deux sont devenus pêcheurs,
dont son père à l’âge de douze ans. Tous les enfants de pêcheur faisaient leur service militaire
dans la Marine Nationale. Il fallait par la suite choisir entre la pêche et les études. Le père de
monsieur Battista aurait donc continué la pêche s’il n’avait pas décidé de poursuivre dans la voie
des études. Si les enfants décidaient de ne pas travailler, il fallait dans ce cas-là, absolument avoir
le certificat d’études (le certificat d’études se passait à onze ans). En revanche, s’ils avaient choisi
d’être matelots, ils n’avaient pas de vacances, parce qu’il fallait travailler par tous les temps. Les
pêcheurs travaillaient sans répit.

Les cafés étaient des lieux de rassemblement pour les pêcheurs italiens. À l’époque, il
n’existait pas de centre culturel et les cafés étaient un peu comme une maison de la culture. On
y échangeait des idées tout en buvant « un café dans un verre et non dans une tasse ». Chaque
café avait son groupe de pêcheurs habitués.

Culture et traditions italiennes

Les premières familles d’Italiens à Sète vivaient donc de la pêche, mais avaient aussi apporté
leurs propres coutumes culinaires (les pâtes, les tielles, etc.). L’immigration italienne était aussi
l’immigration d’une population très religieuse. Le grand-père de monsieur Battista, comme
beaucoup de pêcheurs italiens immigrés, était très attaché aux rites de la religion catholique.
Tout le monde était baptisé, allait au catéchisme, faisait la communion et la confirmation et
finissait par se marier. Les enfants matelots étudiaient le catéchisme en mer et devaient ensuite
aller voir les bonnes sœurs pour qu’elles les fassent réciter. La paroisse Saint-Louis à Sète était
la paroisse des pêcheurs et c’était par conséquent la plus riche de Sète car ils faisaient beaucoup
de dons d’argent.

Le culte de la mamma italienne était fort dans les familles d’immigrés. La mère de famille
régnait dans la maison et était respectée de tous. C’est aussi elle qui vendait les produits de
la mer présentés sur un chariot tiré dans les rues de Sète. À cette époque, il n’y avait pas de
glacière et on devait vendre le poisson le jour même. Le respect de la femme, des anciens, des
traditions religieuses et professionnelles, ainsi que la répartition des richesses et des biens étaient
et restent important pour les Italiens. Il n’y avait à l’époque pas d’antagonisme entre le patron et
les matelots, ils repartaient tous avec les mêmes kilos de poissons.

Les Italiens étaient contents d’être en France, car ils avaient une clientèle pour leur pêche.
En Italie tout le monde était fauché, c’était la crise. C’est donc grâce au fruit de leur travail qu’ils
ont pu acheter des maisons et qu’ils se sont installés définitivement.

Intégration

L’intégration des Italiens en France a, selon monsieur Battista, tout de suite fonctionné. La
preuve en est que son père a épousé une Française. À la maison, il fallait absolument parler
français et il fallait aller à l’école. Il était strictement interdit de parler italien. Ceux qui n’ont
pas voulu continuer la pêche sont allés travailler dans d’autres domaines. Monsieur Battista,
par exemple, est devenu professeur d’éducation physique à l’Éducation Nationale. Il y a eu une
dispersion des fonctions des gens, ils ne sont plus devenus pêcheurs de père en fils. Cependant,
lorsque son grand-père est arrivé en France, il était hors de question que les enfants aillent à
l’école, pour lui, ils devaient être pêcheurs. Ce n’est devenu un métier rentable qu’après la guerre.
La modernisation de la flotte (bateaux à moteur) et la possibilité de congeler le poisson ont
permis d’améliorer les revenus et les Italiens ont commencé à faire partie de la classe moyenne.
Les Italiens émigrés à Sète n’étaient pas très bien considérés à l’époque, mais quand ils se
sont mélangés aux Français, toute cette discrimination s’est estompée (voir les noms de famille
italiens dans l’annuaire téléphonique). Ils ont organisé la vie des marins en fonction des fêtes
votives, par exemple la fête des pêcheurs s’est prolongée jusqu’à maintenant (Saint Pierre est le
patron des pêcheurs et de la ville de Cetara).

Ils parlaient entre eux le patois italien et avec leurs enfants, ils s’efforçaient de parler en
français, car il y avait interdiction formelle de parler italien. Monsieur Battista ne parle donc
pas italien, mais il aurait bien sûr aimé avoir appris la langue de ses ancêtres. De ce qui est de la
culture italienne, la transmission s’est faite naturellement : les enfants baignaient dedans (vie en
famille, cuisine italienne, dimanche à la messe, etc.).

L’exemple le plus convaincant de l’intégration italienne à Sète serait celui de François Liberti,
maire de Sète de 1996 à 2001, fils de pêcheur italien. Il est issu de la même génération que
monsieur Battista et ce sont aussi de bons amis.

Communication avec l’Italie

À cette époque, il n’existait aucune communication avec la famille en Italie, on ne recevait
aucune nouvelle (absence de télévision, de téléphone, de journal). De temps en temps arrivait
une lettre. Le grand-père Battista n’est jamais retourné en Italie pour des raisons financières.
Ces immigrés étaient, en quelque sorte, coupés de l’Italie. Ils avaient constitué leur propre
communauté à Sète. Cependant, ils écrivaient à leur famille quand ils avaient besoin d’un
homme d’équipage ou quand il y avait une place disponible à la maison. Monsieur Battista
se souvient qu’un jour sa tante avait acheté un phonographe ainsi qu’un poste de télégraphie
sans fils en 1935-1936. Toute la famille a ainsi pu avoir des nouvelles et écouter des chansons.
Monsieur Battista me raconte que les Italiens sont des amoureux de la chanson napolitaine et
du bel canto.

Aujourd’hui, monsieur Battista n’a quasiment pas de contact avec sa famille d’Italie. Son
cousin s’est rendu dans le village des grands-parents, mais il n’y a trouvé qu’un ou deux Battista,
soit à cause de l’émigration, soit parce que les filles ont changé de nom par mariage.

Pour conclure, monsieur Battista recommande l’ouvrage de son ami Paul-René Di Nitto, De
Cetara à Sète et de Sète à Cetara. De Cette à Sète
(Montpellier, Espace sud, 1995).

Année de recueillement du témoignage
année de rédaction
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Intervista con un Siciliano di Tunisia - traduction

Intervista con un Siciliano di Tunisia - traduction

Interview avec un Sicilien de Tunisie, Ahmed Mjedri, traduction par Clément Hégray

Le 14 décembre 2016, j’ai interviewé un ami sicilien que j’ai rencontré il y a trois ans à Montpellier.
L’interview s’est déroulée dans le cadre d’une étude sur l’histoire de l’immigration sicilienne
en Tunisie. C’est une histoire mineure qui a intéressé mes professeurs Flaviano Pisanelli et
Isabelle Felici, et c’est grâce à eux que j’ai pensé que le témoignage d’Augustin Schiavo pourrait
être utile. Il pourrait contribuer à rassembler ces fragments d’histoire condamnés à l’oubli officiel.
Je vous laisse avec les mots d’Augustin Schiavo.

« Je m’appelle Augustin Schiavo. Je vis à Montpellier, en France, depuis presque 60 ans. Je suis
à la retraite et je passe mon temps à me balader à la « maison pour tous » près de chez moi. Je
suis un Sicilien de nationalité française, né en Tunisie.

Tu veux que je te raconte mon histoire en Tunisie ? Je suis né à Tunis en 1935 de parents siciliens
: Thomas Schiavo (Tommasino) et Françoise Grasso (Francesca). L’histoire de ma famille
avec la Tunisie a débuté avec mes grands parents. Dans les années 80, mes grands parents,
originaires de Syracuse et de Roccapalumba en Sicile, ont émigré en Tunisie. Mon grand-père
paternel était un maçon et a vécu à Tunis. Mon grand-père maternel, en revanche, était barbier
au Kef. Mes parents se sont connus à Tunis. Après ma naissance on a déménagé à Gaafour, ma
ville de cœur, où j’ai passé toute mon enfance et où j’ai connu beaucoup de belles personnes. Je
me souviens bien de mes amis Kefi, Mokrani, Khalifa et surtout Ali Ghaouar et Mustpha. Ivan,
mon frère, et Ali étaient comme deux jumeaux. Les trois étaient inséparables. Mustpha était
plutôt un ami de mon père. Il nous invitait souvent manger un couscous. A Gaafour, mon père
travaillait à la CFT (Chemin de fer tunisien). Quand il ne travaillait pas, il prenait son fusil et
partait chasser. C’était un grand chasseur, babbabbabba (1) ! Mon père fut le premier à chasser une
panthère à Gaafour.

On vivait très bien en Tunisie. À Gaafour et au Kef nous habitions tous ensemble : italiens,
maltais, français et arabes. Ma famille a toujours eu de bons rapports avec les tunisiens. Nous
faisions la fête ensemble. À la maison, on mangait tout autant italien qu’arabe. Ma mère apprit à
faire le couscous, la Mloukhia et la Shakshuka. Par exemple, moi, j’avais un ami arabe qui a étudié
l’électricité avant moi. Je l’ai invité chez moi. Nous nous mettions dans notre jardin sous les
arbres. Ma mère nous apportait du café. Il m’a montré comment faire des schémas électriques.
Moi, en retour, je lui ai enseigné le solfège.

Il y a eu des événements historiques qui ont influencé notre situation en Tunisie. Quand Mussolini
a envahi la Libye, certains en étaient fiers. Mes oncles, par exemple, étaient fascistes et
brandissaient des drapeaux pour exprimer leur soutien de Mussolini. Cela dit ils se sont fait arrêtés.
Ils les ont déportés par train pour faire des travaux forcés dans un camp de concentration
où ils enfermaient les fascistes. La seconde guerre mondiale est un autre événement historique
que nous avons vécu. Un matin, alors que ma mère faisait les courses avec mon frère, les avions
allemands ont bombardé Gaafour. Ma mère est allée se cacher chez un boucher arabe en disant
: « ya rsullah ya rsullah ! »

Beaucoup de membres de ma famille se sont naturalisés français. C’était pour différentes raisons.
Mon grand-père maternel fut le premier à le faire, pour échapper au service militaire en
Italie. Mon père, en revanche, c’était pour le travail. À l’époque, si on n’était pas français, on ne
pouvait pas travailler à la CFT.

Je n’ai jamais vu l’Italie, ni mon père, pauvre de lui. J’ai toujours voulu aller en Sicile. Tu le sais
que la Sicile est appelé les jardins de l’Europe ? J’aime mes racines et je soutiens l’équipe d’Italie,
même quand elle joue contre la France. J’ai appris l’italien grâce à la télévision. Avant, on parlait
plutôt le sicilien, le français et shuia (2) l’arabe. J’avais un cousin qui parlait parfaitement l’arabe.
Une fois il m’a emmené avec lui au Kef. On est allé au bordel et il m’a appris une chanson en
arabe avec un rythme américain : « ya Susanna terma hamra meziana (3). Trattatta tarattatta trattattattaaa
! »

Après l’indépendance de la Tunisie, nous avons dû partir en France. Mon père fut l’un des premier
à être muté. Son nouveau poste était à la SNCF à Metz. Moi, en revanche, je suis resté en
Tunisie. Je travaillais dans la base militaire de Bizerta. Je me rappelle du jour où on m’a dit : « tu
dois maintenant faire tes valises. » C’était un moment triste. J’ai pleuré tant que j’ai pu pour le
pays où je suis né et pour les belles personnes que j’ai dû laisser. C’était le mois de janvier quand
j’ai rejoint ma famille à Metz. Il neigeait. J’avais l’impression que c’était le Pôle nord. Le climat
ne nous convenait pas du tout. Alors nous avons décidé de descendre à Montpellier. »

1 : Expression que l’on pourrait traduire par « Mamma mia ! »

2 : « un peu ».

3 : « O Susanna, quel beau cul rouge as-tu ».

Année de recueillement du témoignage
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"Voglio il nonno ! Voglio il nonno..."

"Voglio il nonno ! Voglio il nonno..."

Cela m’évoque la fameuse phrase du film Amarcord de Fellini, lorsque le jeune homme crie du haut de son arbre désespérément et de façon récurrente : Voglio una donna. Mais moi, petite fille exilée à Monteux, c’est mon grand-père que je cherche.

1949. J’ai quatre ans. Arezzo en Toscane. La fin de la guerre. La misère. Les flux migratoires. Les Toscans émigrent en grand nombre. Avec Giuseppina, ma mère, vingt-six ans, nous prenons le train pour la première fois. Nous allons rejoindre Bruno, mon père. Il est depuis un an chez Maria, sa sœur, à Marseille, à la Porte d’Aix, où il est censé trouver du travail. Commence pour moi, Angelina, une histoire à laquelle je ne comprends rien. Tout comme je ne comprends pas cette langue mystérieuse.

La première conséquence de ce départ d’Italie est l’arrachement à cette terre et à mon grand-père qui me manque terriblement. D’où cette demande qui devient une plainte : Voglio il nonno, voglio il nonno. Me manquent nos promenades main dans la main dans les champs d’olivier, sur les chemins si beaux. Les collines caressantes. Les longs moments de complicité silencieuse lorsque nous gardons les cochons. La grande tranche de pain toscan sur laquelle on a écrasé une tomate arrosée d’un filet d’huile d’olive, le choix du concombre du potager qui complètera ce festin. Les couleurs, les senteurs, les sensations, les découvertes sous le regard aimant de ce nonno sont uniques. Je pressens que tout cela est à jamais perdu.

À Monteux, en exil, hors de tout. Je vis le mal-être de mes parents, leurs conflits, la précarité de la situation, je me blesse, nous sommes sans papier, on ne me fait pas soigner. Je ressens le rejet. La sollicitude de ma tante Maria, la villa d’Allauch, les beaux habits, les gâteaux, les poupées ne compensent rien. Dans la grande ville tout m’effraye.

Nous devons quitter Marseille, les quotas d’italiens sont dépassés. Nous nous retrouvons dans le Vaucluse, à Monteux. Une ferme maraîchère. Tout est grand, froid, vide. Le mistral me perturbe, il n’y a pas ce vent en Toscane. Lors de longues bourrasques gémissantes, j’ai l’impression qu’on m’appelle et c’est la voix de mon grand-père que j’entends. J’ai beau regarder la lune (mon père dit que c’est la même qu’en Italie, donc celle que voit aussi mon grand-père), rien n’y fait. Je me réfugie, me cache des journées entières dans les haies de buis, je chante, ne réponds pas quand on m’appelle. Je me fais gronder souvent. Je suis menacée de pension, moi qui suis en exil. Le soir, mon père, ma mère et moi nous serrons l’un contre l’autre devant l’immense cheminée pour avoir moins froid.

Mon père, carabiniere qui a déserté cette armée folle pendant la guerre, devient ouvrier agricole. Les temps sont durs, nous comptons nos quatre sous, si nous payons le bus pour aller faire « les papiers », nous ne pouvons plus acheter le pain. Alors mon père me porte sur ses épaules pendant les dix kilomètres qui nous séparent de la sous-préfecture, Carpentras.
Mais... dans cette ferme il y a monsieur Ulpat, le vieux propriétaire terrien qui ne peut plus travailler. Nous nous apprivoisons. Lui que personne n’écoute et moi qui ne comprends pas ce qu’on me dit. Moments de grâce sous le platane, près du lavoir. L’eau court, elle est chantante, dans le bassin rafraichissent l’Antésite et les melons. Ce vieux papé me régale, me gave de tranches de melons sucrés, et la plainte s’estompe.

Les années passent, mes parents quittent « l’agricole » pour « l’industrie », un travail à l’usine pour l’un, l’expédition de fruits pour l’autre. Ils rejoignent la colonie italienne installée dans le village, ils travaillent très dur, mais heureusement ils chantent. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore Campagnola bella, Bella ciao, Il mazzolin di fiori, Tu scendi dalle stelle o re del cielo, Madonna delle cime n’ont aucun secret pour moi et je connais bien mieux ces chants que mes cousins italiens restés au pays.

Je vais en classe, je travaille bien, mais tout suinte la « différence », je me bats même physiquement, je m’accroche, puis je me fais de bonnes copines, l’intégration est en marche... Les bàbis ou les macaronis-qui-viennent-manger-le-pain-des-français, Giuseppina, Brrruno, Angelina, laissent peu à peu la place à Angeline, Bruno et Joséphine. À la cantine scolaire, ma mère, madame Umanini, devient la gentille Nini que les enfants adorent et dont le souvenir est encore vivace. L’accent rocailleux persiste, persistera. Se transmettront aussi l’odeur et le goût de la sauce tomate.

Arrivent mes deux frères et dix ans après, nous avons assez de sous pour nous payer un billet de train, notre premier retour en Italie. Enfin.

Mon grand-père, il nonno, vit alors près de Florence, chez la seule fille qui n’ait pas émigré. Les filles aînées et les deux fils sont partis à l’étranger. Il est très vieux et ne reconnaît personne. Quand nous arrivons tous les cinq, il est assis au soleil de Pâques dans l’aire de la ferme ; ma tante Gina s’approche de lui, met ma main dans la sienne et insiste : Babbo, babbo, l’Angelina è tornata dalla Francia.... Alors ce très vieux monsieur s’est tourné vers moi, m’a observée longuement, avec attention, m’a embrassé la main et s’est mis à pleurer silencieusement.

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Teresa

Teresa

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Plutôt maigre, les cheveux blancs, toujours vêtue de noir, Teresa, ma grand-mère, était de
taille assez moyenne, pour ne pas dire petite. Sa famille n’avait pas dû être sans ressources,
car elle avait reçu une éducation assez poussée pour une jeune fille de l’époque : elle parlait
couramment le français, l’italien, l’anglais, et sans doute l’arabe, et jouait admirablement du
piano.

Son père, Antonio Ponelli, originaire de Palerme, était un homme simple et bon, très moral
et physiquement fort, selon ce que rapporte l’un de ses petits-fils, Guido Peroni, neveu de Teresa,
dans un manuscrit qui contient des souvenirs et anecdotes, intitulé Memorie destinate ai giovani.
Selon le même document, la mère de Teresa, Giuseppina Cantà Lamantia, d’origine espagnole,
était une femme de grand jugement. Pour le couple, Port-Saïd, ville nouvelle, créée de toute
pièce en 1859 sur un côté du canal de Suez avec la terre et le sable qui en avaient été extraits,
apparaissait comme une nouvelle mine d’or. Antonio et Giuseppina s’y établirent.

Antonio, qui était contremaître, savait tout faire de ses mains : il fabriqua même des jambes
orthopédiques pour les personnes amputées, ce qui lui rapporta « des livres sterling en or ». Il prit
en adjudication la construction de bâtisses, notamment celles qui sont situées le long du port et
qui portèrent longtemps le nom de leurs propriétaires, rappelant le caractère cosmopolite de la
ville : Hasyck, Royle, Laheta, Zikeklis, etc.

Antonio était un homme honnête et bon. Lors de la grande fête musulmane, ses ouvriers
venaient lui offrir des gâteaux traditionnels. Ses factures n’étaient jamais contestées et il effectuait
les réparations sans donner de devis tellement ses clients lui faisaient confiance. Aussi mourut-il
dans la pauvreté.

Giuseppina, sa femme, était généreuse elle aussi. Enfants et amis faisaient appel à elle lorsque
se manifestait quelque maladie. Il arriva même qu’elle dût loger plus de vingt personnes à la fois :
il fallut mettre plusieurs tables comme pour un banquet et à cette occasion on tua deux porcelets.
Excellente cuisinière, elle transmit cette qualité à ses filles.

Le couple donna la vie à plusieurs enfants, Amedeo, Paoletta, Antonietta, plus jeunes ou
plus âgés que Teresa, qui ainsi, fort heureusement, se trouva bien entourée. Son frère Amedeo
épousa une Écossaise ou une Anglaise. Il s’installa probablement au Caire, mais les contacts avec
la famille à Port-Saïd étaient assez fréquents pour que j’aie gardé le souvenir de ses enfants, à l’exception de Willy, qui, selon Guido, partit vivre en Éthiopie. Un de ces cousins de mon père,
Toni, me laisse l’impression d’avoir été un homme assez bien établi, mais le reste de la fratrie,
Candido, Giorgio, Pina et Lucy, ne semble pas avoir roulé sur l’or.

Guido était le fils d’une soeur de Teresa, Paoletta. Elle avait épousé Pietro Peroni, dont le
père était ébéniste à Faenza, en Italie, et possédait une entreprise d’au moins une douzaine
d’ouvriers. Il était propriétaire de sa maison ainsi que de l’atelier au rez-de-chaussée. Pietro avait
travaillé en Italie, à Trieste, pour une entreprise dirigée par un certain Singer, qui s’occupait du
transport d’animaux vers l’Europe pour le compte du marchand Carl Hagenbeck. Dans son
manuscrit, Guido rapporte quelques anecdotes que lui racontait son père. Parmi les animaux
qui avaient été débarqués, il arriva qu’une fois, sans être vu par les douaniers, un éléphant avait
mangé le contenu de deux ou trois caisses d’oranges et en avait eu une indigestion. Le vétérinaire,
appelé d’urgence, alla courageusement enfiler son bras jusque dans l’estomac de l’animal lequel,
humilié, résista passivement et patiemment. Il arriva aussi que deux éléphants prirent la fuite
dans les rues de Trieste avec leurs cornacs respectifs pendus à leurs oreilles ; il fallut partir en
voiture pour les capturer. Une autre fois, une panthère noire avait gratté pendant une moitié
de la nuit la partie la plus délabrée du sol de sa cage pour tenter de s’enfuir. Pietro fut appelé à
la maison des gardiens et dut s’armer d’un revolver pour aller dormir dans le hangar aménagé
comme ménagerie ; mais il préféra s’enfermer dans une cage vide où il se fit mettre un matelas
et s’endormit du sommeil du juste.

C’est ainsi que, connaissant son intérêt, et sans doute surtout ses compétences en matière
d’animaux sauvages, l’entreprise Singer le muta à Port-Saïd pour y organiser un centre de transit
où les bêtes fauves attendaient d’être transférées par bateau vers Hambourg ou d’autres zoos en
Europe. Ce fut probablement dans ces circonstances qu’il en vint à connaître son futur beau-père
sicilien et surtout sa très belle fille, Paoletta, qui avait alors dix-sept ans. Pietro et Paoletta eurent
plusieurs enfants : Guido était l’aîné et fut suivi par Arduino, Lisa, Dora, Tomy et Pina.

Parmi ces cousins de mon père, j’ai surtout connu Guido, qui épousa une Aveyronnaise,
Blanche Lafont. Ils eurent deux filles, Paulette et Marcelle. La famille vivait à Gênes et venait
nous rendre visite à Port-Saïd. Paulette, qui travaillait comme secrétaire dans la grande compagnie
de navigation Costa, à Gênes, acquit après sa retraite une certaine notoriété dans le monde de
l’art du macramé et du tissage, une notoriété dont on trouve encore des traces sur la toile.

Une autre des soeurs de Teresa, Antonietta, plus jeune qu’elle, vécut un certain temps à Port-
Saïd. Elle gérait probablement une des maisons que leur père avait construites. Il semble que la
gestion consistait surtout à suivre les rebonds d’un procès fait aux usagers qui avaient fini par se
l’approprier. Antonietta, Zia Nina comme nous l’appelions, devint sans doute la plus aisée de la
famille, grâce à un mariage avec Siméon Achcar. Tous deux s’installèrent plus tard définitivement
dans la ville de Gênes, avec leur fille Gina qui fut ma marraine. Celle-ci, par mariage, s’associa
à la famille Preti dont la pâtisserie était un sujet de conversation familiale. Antonietta revint
rendre visite à sa soeur peu avant la Deuxième Guerre mondiale. Elle partageait sans doute
l’enthousiasme des Italiens pour Mussolini : elle nomma en effet son petit chien Nasibu, du
surnom qui avait été donné au Négus.

Ainsi frères et soeurs, neveux et nièces étaient nombreux, surtout au Caire, et Teresa ne fut
jamais trop seule car tous venaient souvent lui rendre visite à Port-Saïd.

Teresa épousa le fils d’un employé d’entrepôt londonien, Edward, qui transitait par le Canal
de Suez sur un navire où il était ingénieur électricien. Elle l’avait suivi en Angleterre chez ses
beaux-parents ; ils y vécurent un certain temps. Pourquoi le couple revint ensuite en Égypte est
un des nombreux mystères entretenus dans la famille. Leur fils Laud naquit à Port-Saïd ; Amedeo
Ponelli accompagna Edward Creagh pour déclarer sa naissance au consulat britannique, comme
l’indique sa signature sur l’acte d’état-civil.

Quand l’enfant eut atteint les deux ou trois ans, son père déserta le foyer conjugal et on
n’en entendit plus jamais parler. Peut-être avait-il été séduit par quelque belle Égyptienne moins
austère que sa Sicilienne : Laud me raconta plus tard que sa mère n’était sans doute plus la
seule femme d’Égypte à porter le nom de Creagh, son mari. Pour employer une des expressions
favorites de Teresa, Laud allait devenir plus tard « son bâton de vieillesse ».

Femme seule au foyer, Teresa trouva son principal soutien, l’appui psychologique et surtout
religieux dont elle avait besoin, en la personne de son directeur de conscience, don Gerbo, un
prêtre salésien italien, pas très grand lui non plus, doté d’une énorme barbe noire et de cheveux qui
disparaîtraient progressivement avec le temps. Elle le rencontrait régulièrement au confessionnal
de l’église italienne de Port-Saïd. C’était sans doute son seul contact, hors de la parenté, avec
la communauté italienne qui était très active et bien implantée dans l’ensemble du pays. Il est
possible que la confession permît à Teresa de maintenir les liens avec la langue de son enfance
car désormais, à Port-Saïd, on parlait surtout le français. Quant à l’anglais, elle le réservait aux
moments privilégiés où elle nous rappelait à nos obligations : Little children go to bed. Quant
à notre père, il devait insister pour que nous parlions anglais et n’oubliions pas nos origines
britanniques. Il me reste aussi quelques traces d’une comptine que nous répétait souvent ma
grand-mère, mélangeant divers idiomes dont sans doute des éléments de l’espagnol de sa propre
mère. Je la retranscris comme je m’en souviens :

Chico ratita Martina,
Qué moça
Qué fiorita que sta
Ti volie casar conmico ?
E tu comerà ?

À deux rues de la maison se trouvait un couvent de religieuses, les soeurs de l’hôpital de la
Délivrande. Celles-ci envoyaient régulièrement des élèves auxquelles ma grand-mère donnait
des cours de piano. Le dimanche, durant les messes et même en semaine pour quelque fête
religieuse, Teresa accompagnait le chant des cantiques sur l’harmonium de la chapelle. Ainsi
Teresa mena-t-elle une vie partagée entre la famille et les gens d’église. Mais elle nous légua, à
son fils et à moi, l’aîné de ses petits-enfants, l’amour de la musique de chambre et de la musique
classique en général.

Il lui fallut élever son fils, ce qu’elle réussit avec brio : Laud fut envoyé au Collège des Frères
des Écoles chrétiennes plutôt qu’à l’école italienne. À ce sujet, son cousin Guido raconte qu’à
cause de la somme excessive qu’il fallait verser au Collège des Frères, quarante francs plus,
souvent, cinquante francs pour les livres, alors que dans sa famille on gagnait tout juste deux cent
cinquante francs par mois, on profita de l’ouverture des écoles italiennes pour lui faire changer
d’établissement, ce qu’il regretta amèrement :

Les écoles italiennes furent créées justement à cette époque et mon père nous
y inscrivit, mon frère Arduino et moi. Quelle différence. Chez les Frères des Écoles
chrétiennes, discipline de fer. Comportement irréprochable. Éducation avant toute
chose. Camarades de classe de notre milieu et même de milieux plus élevés dans
l’échelle sociale. Tandis qu’à l’école italienne, indiscipline, vulgarité des camarades
de classe, surtout des fils de pêcheurs originaires des Pouilles. Une instruction qui,
par rapport à celle qui était dispensée chez les Frères des Écoles chrétiennes, nous fit
beaucoup régresser !! Et cela alla de mal en pis. En trois ans, les bons élèves que nous
étions étaient presque devenus des élèves indisciplinés ! Quelle erreur (ou plutôt quel
malheureux événement !). Mon père fut obligé de nous remettre chez les Frères et au
bout de trois ans nous dûmes redoubler la classe que nous avions quittée trois ans plus
tôt ! Une vie ratée !

Ce jugement, exprimé sur le tard (Guido a cinquante-sept ans lorsqu’il met ses souvenirs sur
le papier), reflète le préjugé que les Italiens du nord ont souvent à l’égard de leurs compatriotes
du sud. Sans compter qu’il existait une hiérarchie non écrite entre les diverses nationalités.
Les Français étaient tout en haut, suivis de près par les Anglais. Les Maltais, quoique plutôt
italianisants, se proclamaient haut et fort britanniques. Puis venaient les Italiens et les Grecs.
Et tout en bas les Égyptiens. En réalité, ces différences se fondaient surtout sur les revenus
financiers inégaux. Il est possible que les élèves des Salésiens aient appartenu à des familles plus
pauvres. Ayant enseigné dans leur école, je n’ai guère eu l’impression d’enfants particulièrement
indisciplinés, bien au contraire.

Laud ne semble pas avoir eu une enfance défavorisée. Port-Saïd n’était sans doute pas la
ville la plus excitante du monde, mais il y avait les cousins et cousines et surtout la culture qui,
avec le souci d’être au fait de l’actualité, furent des grandes passions de sa vie. La variété des
points de vue qu’il découvrait, l’idée d’un monde toujours en progrès nourrirent ses convictions
jusque tard dans la vie et lui permirent de s’assurer une totale indépendance intellectuelle qu’il
convenait, bien sûr, de masquer soigneusement, car il était de nature timorée. Ouvert à toutes
les nouveautés, il s’intéressait à la culture physique et au naturisme : la maison était décorée de
photos encadrées où l’on voyait des jeunes gens et jeunes filles nus. Ils ne disparurent, sous les
recommandations de Teresa, que lorsque j’atteignis les huit ou neuf ans. J’étais l’aîné, j’allais
entrer dans l’adolescence, il fallait donc bannir toute tentation de péché.

Après ses études, Laud réussit à trouver un très modeste emploi de comptable à la société
Worms & Cie, entreprise qui assurait les formalités et le ravitaillement des navires en transit
sur le Canal de Suez. Il s’inscrivit aussi dans un club de correspondance, ce qui lui permit de
faire la connaissance d’une jeune femme de religion maronite, Gladys, qui était née dans la
grande cité d’Alexandrie où elle vivait avec sa mère et sa tante. Les deux jeunes gens prirent
l’initiative, audacieuse pour l’époque, de partir en camping au Liban. Gladys devint l’épouse de
Laud et lui donna trois enfants : Ronald, Audrey et Frank. Mon nom de baptême n’avait aucun
rapport avec un quelconque saint, mais faisait référence à un grand séducteur du cinéma muet,
Ronald Colman. Le grand plaisir de mes parents était la danse, qu’ils pratiquaient à l’occasion
des fêtes ou même à la maison, avec une grande élégance. Dans la vie quotidienne, Gladys faisait
le marché, – elle parlait couramment l’arabe – tandis que la cuisine était dirigée par Teresa,
aidée par une femme de ménage égyptienne. La famille se nourrissait à la manière italienne :
macaronis, spaghettis et autres pâtes, tandis que pour les fêtes maman révélait à son tour ses
dons pour créer des spécialités libanaises qui faisaient le délice de ses enfants.

Teresa ne dirigeait pas que la cuisine : c’était la mamma sicilienne de la maison. C’est elle
qui prit en main l’éducation des deux premiers petits-enfants, ce que notre mère semble avoir
d’ailleurs bien apprécié, car elle préférait nous conduire à la plage durant les nombreux beaux
jours de l’année, où elle nous surveillait tout en s’activant à quelque éternel travail de tricot.
Teresa rendait régulièrement visite à ses amies de Port-Saïd, mais ne les recevait que très
rarement à la maison ; c’était plutôt sa belle-fille Gladys ou son fils Laud qui accueillaient les leurs
au domicile commun. Il y avait notamment une famille, sans doute de parenté plus
lointaine, chez qui nous nous rendions assez régulièrement, ma grand-mère et moi, Zia
Françoise et ses enfants. Ceux-ci étaient de jeunes adultes, Berty et Claudine ; cette dernière
devait plus tard se marier avec un cuisinier et partir vivre en Australie, de sorte que les liens se
prolongèrent au-delà de l’Égypte.

Outre les soeurs de la Délivrande et les Salésiens, Teresa était aussi en étroite relation avec
les religieuses du bon Pasteur. C’est là que je fus placé à l’école maternelle, sans doute le seul
garçon au milieu d’un tas de petites filles. Cela ne dura pas très longtemps car un jour je revins
à la maison en sanglotant. J’avais été puni, on m’avait mis un bonnet d’âne et j’avais été envoyé
au piquet. Je crois que mon séjour chez les soeurs prit fin ce jour-là.

Lors de la déclaration de la guerre de 1939, la communauté cosmopolite de la ville se trouva
soudain à un tournant de son histoire. L’Allemagne et l’Italie étaient en guerre avec la France et
la Grande-Bretagne et leurs avions viendraient bombarder Port-Saïd. Tous les hommes italiens
furent placés dans un camp de concentration. Une des épouses, Irma Amato, amie de Laud et
Gladys, mes parents, logea chez nous pendant quelque temps. La Casa d’Italia, de pure architecture
fasciste, où Laud allait souvent jouer du violon avec l’orchestre italien, fut définitivement fermée.

Lorsque la guerre fut déclarée eut lieu une grande réunion familiale dans la salle à manger, avec
les cousins du Caire. À un moment donné, Laud quitta la table ainsi que sa mère et tous deux
vinrent au salon où je me trouvais. Teresa s’adressa à Laud :

« N’oublie jamais que je suis italienne ! »

Langue de rédaction

Vecchi Guerrieri - traduction

Vecchi Guerrieri - traduction

Valeria Menoni, Vecchi Gerierri, traduction par Clément Hégray

Dédié à ma famille, mais avant tout à ma grand-mère Piera qui aurait été fière de moi pour les liens rétablis avec mes cousins en Amérique.

Les témoignages, l’entrevue et mon rôle de porte-parole.

Nous étions toutes là, cinq femmes d’âges divers assises à la même table. L’hiver était enfin venu nous rendre visite et la neige tombait lentement et doucement, se déposant sur chaque petite superficie. Cela avait été difficile de se retrouver, non seulement à cause des intempéries mais aussi parce que réunir quatre sœurs, qui habitent quatre endroits différents, avait requis à toutes de la force et de l’engagement. Mes tantes, Tere (Teresa), Maro (Maria Cristina) et Pina (Giuseppina), car c’est ainsi que je les appelle depuis que j’ai prononcé mes premiers mots, ont toutes plus de soixante-dix ans ; ma mère Sandra, la quatrième soeur, la plus jeune de la famille, a en revanche soixante-deux ans. Le but de cette réunion était de pouvoir avoir des informations à propos de ma grande-tante qui, au début du siècle dernier, a quitté l’Italie avec son mari Felice Domenico pour partir aux Etats-Unis.

On se croyait être à Noël à Coazze même si on était bel et bien le 22 février ; le parfum du café et des bougies s’était diffusé partout dans le salon de tante Tere. En réalité, nous n’étions pas seulement cinq, il y avait aussi une présence plus silencieuse et virtuelle, à savoir ma cousine au second degré Sandra Cresto, fille de ma grande-tante Caterina. J’avais été la seule en mesure de la rencontrer, grâce à diverses recherches sur internet. Après des années et des années de distance, non seulement physique, en sachant qu’elle réside à Schaumburg, dans l’Illinois, mais aussi distance émotive, je me sentais satisfaite et heureuse d’avoir reconstruit un maillon important de ma famille : les liens avec les membres américains.

Quand j’ai annoncé à mes tantes et à ma mère que j’avais réussi à la retrouver, elles ne pouvaient pas en croire leurs oreilles et sans me laisser le temps de finir ma phrase, je fus submergée de dizaines de questions provenant des quatre voix : « Comment l’as-tu trouvée ? », « Comment va-t-elle ? », « Travaille-t-elle toujours à la bibliothèque de sa ville ? », « A-t-elle arrêté d’enseigner la religion ? », « Luciano et Peter (le mari et le fils), comment vont-il ? », « Vous parlez en anglais ? », « Sait-elle toujours parler l’italien ? », « Elle retournera nous voir en Italie ? »

J’admets que ça n’a pas toujours été tout rose. Il y eut des rires, des larmes et des discussions divergeant de quatre histoires qui pouvaient sembler différentes, même quand le sujet était le même ; et plutôt que de rapporter simplement l’entrevue sous forme de question réponse, j’ai préféré créer une narration qui mélange la reconstruction du voyage de mes grands-oncles et tantes et les thématiques abordées lors du dialogue avec ces témoignages. Naturellement, avec les souvenirs refont surface aussi les émotions, les sentiments, on se laisse prendre par le bouleversement et il devient quelque fois difficile de rester lucide et objective pendant qu’on papote.

Je suis reconnaissante d’avoir eu la possibilité de donner une voix à une histoire qui, probablement, serait restée inconnue non seulement des autres, mais aussi des générations futures de ma famille. C’est important de connaître ses propres racines et, peut-être pour la première fois de ma vie, j’ai découvert quelques facettes de moi-même. La génétique ne concerne pas seulement l’aspect physique : les souvenirs familiaux résident en chacun de nous.

La vie en Italie

On était à l’été 1914 et les campagnes qui entouraient le petit village de Brondello (Province de Cuneo) étaient vertes, fraîches, et florissantes. Le rythme de la vie était scandé par le son du campanile qui dominait le village entier. La petite communauté, principalement montagnarde, était très unie. A littéralement deux pas de l’église habitaient la famille Zuliani et la famille Cresto. La famille Zuliani, composée de la mère, du père, et de quatre enfants : Caterina (Rina), Giuseppina (Piera), Giuseppe (Beppe) et Luigi (Gino), se dédiait de temps en temps à la couture, faisant des habits pour tout le village. La famille Cresto, en revanche, composée de la mère, du père et de trois enfants : Felice Domenico, Maria et Tina, était propriétaire du vieux restaurant qui faisait service dans le village. Les destins des deux familles se rencontrèrent lorsque Felice, jeune de seize ans, tomba follement amoureux de Caterina.

La Première guerre mondiale avait à peine commencé mais semblait encore si loin de l’Italie, loin surtout de Brondello. Felice passait ses après-midis de son innocente adolescence presque toujours avec Giovanni. C’était son ami d’enfance, ils avaient fait ensemble l’école élémentaire et passaient leur temps à jouer aux cartes ou à la pétanque. Ma grand-mère Piera et ma tante Rina en revanche, déjà à treize ans, laissaient peu de place au divertissement : elles étaient très consciencieuses sur leur devoir qui était de travailler le plus possible pour apporter à la maison un peu d’argent supplémentaire. L’argent n’était jamais suffisant : après tout, ça avait été difficile d’investir dans un atelier de couture et tout l’argent de mes arrières-grands-parents avaient été utilisé pour faire de ce projet une réalité. La famille Zuliani était connue de tous pour être très entreprenante, ils s’étaient faits tout seuls, partant de quelques pauvres sous hérités de leurs ancêtres paysans.

Dans le village, tout le monde se connaissait et tout le monde connaissait parfaitement les origines de chaque famille, c’est pour cela que Felice connaissait Rina depuis toujours et déjà quand ils étaient simplement des enfants il l’avait définie comme « celle qu’il aurait épousée ». En grandissant, les choses ne changèrent pas pour Felice ; les paroles enfantines innocentes étaient devenues paroles et sentiments d’amour sincère pour Rina. Au début, Rina ne réussissait pas à le croire sérieux, du moment que Felice était connu par tous pour être un grand blagueur ; il avait toujours eu une bonne répartie et savait comment dédramatiser chaque situation mais, quant à l’amour, l’amour sincère qu’il portait pour la jeune fille, il ne plaisantait guère et ce n’est qu’après des mois et des mois à faire la cour Rina se rendit compte que tout était vrai.

Des mois passèrent, le calme et la tranquillité berçait les vies des deux familles, principalement celles des deux jeunes. Désormais c’était officiel, ils étaient amoureux l’un de l’autre et les liens entre les familles Cresto et Zuliani ses resserraient toujours plus et de fil en aiguille, aussi bien Rina que Piera, aidaient dans le restaurant de la famille de Felice, pendant que les parents s’occupaient des affaires de l’atelier de couture. Ma grand-mère, une femme très précise et attentive, observait la mère de Felice préparer chaque type de petits plats et sur un petit cahier notait toutes les recettes et les astuces annexes, pour créer des plats parfaits. Grâce à ma grand-mère Piera et grâce à la mère de mon oncle Felice, ma famille peut aujourd’hui se vanter d’un grand patrimoine culinaire, partant de préparations simples pour arriver à de vrais plats de tradition piémontaise, comme le Bollito, les Agnolotti et le Brasato, pour n’en citer que quelques-uns.

En décembre 1914, petit à petit, les jeunes du village commencèrent à recevoir des lettres de la part de l’armée italienne pour l’entrée imminente en guerre. Aussi, en janvier 1915, les Cresto reçurent la lettre dans laquelle on intimait à Felice Domenico d’aller à la visite médicale réclamée par les forces militaires. Retenu éligible et prêt au combat, il était désormais obligé de partir et Brondello allait seulement devenir un lointain souvenir. Rina ne l’était pas cependant et justement pour cette raison, le 24 décembre 1914, jour du réveillon de Noël, Felice demanda la main de Rina, seize ans, avec la promesse qu’une fois rentré de la guerre ils pourraient se marier et enfin vivre ensemble.

La guerre et la décision de partir

Le 24 mai 1915 l’Italie décida de rentrer en guerre, en contractant un pacte secret avec la Triple Entente, composée de la Grande Bretagne, de la France et de la Russie contre la coalition de la Triple Alliance, composée de l’Autriche, de la Hongrie et de l’Allemagne. Heureusement pour lui, Felice n’était pas le seul qui avait dû abandonner Brondello : avec lui était parti Giovanni, son ami de toujours. Arrivé au front, dans les Alpes Orientales à la frontière avec l’Autriche, la vie était terriblement dure ; ils étaient devant un théâtre qui semblait si différent de celui si tranquille de son village piémontais. Après quelques mois de guerre, à cause des très mauvaises conditions -malnutrition, déshydratation- Felice avait développé une grave dysenterie qui l’obligeait à lutter entre la vie et la mort. Son ami Giovanni décida d’abandonner le bataillon de Felice pour aller dans un autre, peut-être parce qu’il pensait que dans l’autre il y avait plus de chances de survivre. Felice prit cette décision comme une vraie trahison mais, on le sait, la guerre transforme les personnes et l’âme humaine. Peut-être que Giovanni, dans son égoïsme, avait été plus clairvoyant, étant donné que peu de temps après Felice fut déporté dans un camp de prisonniers à Boldogasszony, localité autrichienne à la frontière hongroise. Sa condition, cependant, continuait de s’empirer mais, par chance, dans le camp la Croix Rouge lui apporta une aide déterminante pour sa guérison. Toutefois, il est difficile de remonter aux dates de ce déplacement parce que les souvenirs, avec le temps, tendent à s’effacer ou à se modifier. On sait, cela dit, que Felice, avant que la guerre ne se termine, rencontra Giovanni au front avec son nouveau bataillon et vit qu’il était très malade. Sa toux indiquait les symptômes de la pathologie qui l’emporterait plus tard : la tuberculose. Une part importante de son enfance et de sa vie s’en était allée et, malgré la « trahison », il restait tout de même le seul lien avec Brondello. Une fraîche matinée de novembre, plus précisément le 3, arriva le message que la guerre était enfin finie. L’Armistice avait été signé ! Enfin Rina et Brondello se rapprochaient de nouveau.

Pendant ce temps là, dans la province de Cuni, Rina attendait avec anxiété le retour de son bien aimé, mais aussi le mariage promis. La guerre les avait éloignés, les lettres avaient été peu nombreuses et elle ne savait pas avec certitude s’il était encore en vie ou non, elle ne savait pas si elle était une future mariée ou une veuve éplorée.

Le 12 novembre 1918 Felice grimpa dans un train au départ de Budapest. Les étapes du voyage retour furent nombreuses : il arriva en premier lieu à Fiume où il s’embarqua sur l’Argentina, un bateau qui le conduisit jusqu’à Venise ; ensuite il prit un train jusqu’à Castelfranco Emilia, en Émilie-Romagne, et de ce village, jusqu’à Brondello, il parcourut le chemin un peu à pied et un peu par d’autres moyens qu’il trouvait. Quand il avait quitté son village natal, c’était seulement un enfant de 18 ans, et il s’apprêtait à rentrer dans la peau d’un homme de 22 ans qui avait vu et vécu la guerre. Le jour de son retour n’a été consigné dans aucun journal, il n’a donc pas été possible de le relever : on sait à coup sûr que c’était au début de 1919.

Felice était très content d’être retourné chez lui, mais l’environnement qui se présentait à lui était bien entendu très différent de celui qu’il avait quitté des années auparavant. Sa famille avait été décimée par la grippe espagnole, mais heureusement autant ses parents que sa soeur Maria avaient survécu. En revanche Tina, la plus jeune, n’a pas pu : la grippe espagnole l’avait emportée. Son retour n’était donc pas aussi idyllique, mais tout s’améliora quand il revit enfin Rina. Sandra, sa fille, m’a confié aujourd’hui que Rina avait eu très peur que les choses entre eux deux aient changés et qu’il n’aurait plus voulu l’épouser ; mais la guerre n’avait pas modifié la volonté du garçon. En revanche, Felice devait finir son service militaire avant de l’épouser et c’est pourquoi Rina, travaillant toujours comme couturière, le suivit à Savona, où il commencèrent une sorte de concubinage avec l’accord inespéré des familles ; inespéré car à l’époque il était nécessaire de se marier avant de pouvoir vivre sous le même toit.

Ils retourneront cependant au village et le 12 avril 1931 les deux célébrèrent enfin leurs noces. Tout Brondello était en fête : tous les habitants participèrent au mariage et le restaurant fut décoré comme il se devait. Ils avaient toujours été fiers de leur passé, de leur lieu d’origine. Cela dit, les familles respectives considéraient qu’était venu le moment qu’ils construisent leur propre vie et qu’ils ne devaient plus être contraints par les choix des parents ; ils ne voulaient plus qu’ils travaillent pour le restaurant ou pour l’atelier de couture, le moment était venu de les laisser vivre leur propre vie, leur rêve, étant donné que la guerre les avait déjà mis à rude épreuve.

Giovanni n’était plus mais il restait à Felice Carlo, un autre de ses grands amis, même s’il savait qu’il le perdrait parce que, à peine quelques jours après le mariage, le jeune homme lui apprit qu’il était sur le point d’abandonner Brondello au profit de la Californie : Felice resta bouleversé. Les motivations d’un tel départ étaient pour le travail, l’Italie de l’après guerre n’était pas l’endroit idéal pour reconstruire une vie, encore moins si on habitait dans un petit village du Piémont « oublié de Dieu » (c’était ainsi que le décrivait mon oncle à sa fille Sandra).

Felice commença à rassembler ses économies : une famille à construire, le départ de Carlo et plus rien à perdre. Tous les indices ne lui suggéraient qu’une chose : pourquoi ne pas chercher fortune en Amérique ?

Avant de prendre une quelconque décision qui aurait été précipitée, les deux décidèrent, pendant un repas de famille, de partager leurs intentions et de voir les réactions suscitées. Ils n’étaient pas du tout égoïstes et ils étaient reconnaissants envers leur famille qui les avaient toujours soutenu. Les réactions furent une fois de plus inattendues : ils étaient tous enthousiastes, et pour un courage que peu auraient eu : ils étaient prêts à abandonner leur cœur à Brondello pour se construire une famille et donner une perspective de vie plus alléchante à leurs futurs enfants. Rina attendait anxieusement la réaction de sa sœur Piera ; mes tantes et ma mère m’ont raconté que mamie Piera s’est mise à pleurer, non pas de tristesse, mais de joie. D’ici peu aussi elle convolerait en noces, se mariant à Turin avec Stefano.

Le moment était venu où les deux sœurs commencèrent à vivre leur propre vie. Leur affection l’une pour l’autre ne changerait jamais, sans regarder les kilomètres et l’océan entre elles.

L’Amérique était désormais tout près, il était temps de faire les valises.

Le voyage, l’arrivée dans le Nouveau Monde et la vie en Amérique

Avec le temps qui passe les souvenirs se brouillent et il est difficile de distinguer des choses réelles ou non ; tout ce que mes tantes, ma mère et ma cousine ont été capable de me dire c’est que Felice et Rina sont partis de Genève en décembre 1932. Mais, à cause d’une panne de moteur du bateau, ils durent s’arrêter à Naples et, de là, ils s’embarquèrent sur le navire transatlantique Rex. Le voyage avait commencé de la pire des manières.

Ce ne fut pas pour autant un voyage si terrible, ils s’attendaient à beaucoup de difficultés en entendant le récit de Carlo ou de ce qu’ils lisaient sur le journal. Dans le tumulte de la cale, racontait depuis ma tante Rina à sa fille Sandra, on respirait la vraie atmosphère italienne ; non seulement spécialement dans ces moments où ils abandonnaient le Beau pays, on chantait, on dansait et chacun racontait les histoires de de son propre village. Déjà pendant le voyage, raconta ensuite ma grand-mère Piera à mes tantes et à ma mère, Felice et Rina avaient rencontré des difficultés au niveau de la langue, mais pourquoi ? N’étaient-ils pas tous italiens ? Eh bien si, mais l’Italie était un jeune État, unifié seulement depuis 1861 et les différences dialectales entre le nord et le sud étaient nombreuses. Déjà le piémontais de la province de Cuni était différent de celui de Turin (et l’est toujours), imaginons alors par rapport au dialecte napolitain ou sicilien. Le bateau était rempli d’italiens de toutes régions et pendant la traversée, qui durait exactement trois semaines, Felice et Rina connurent un couple marié d’américains qui avaient vécu en Italie pendant vingt ans ; ils s’appelaient Sam et Ellie et avaient été professeurs d’anglais dans une école de Toscane. Les quatre réussirent à parler italien, étant donné que les deux nouveaux amis connaissaient très bien notre langue et, à partir de là, lièrent une authentique amitié.

Une fois arrivés à Ellis Island, Rina et Felice restèrent pantois de la grandeur des édifices qu’ils voyaient au loin et même de la statue qui accueillait leur navire. Rina, dans une lettre, confia à ma grand-mère Piera qu’elle ne pensait pas que des édifices si grands pouvaient exister et se demandait comment ils avaient fait pour les construire. J’aurais voulu avoir ces lettres entre mes mains, mais les données et les documents sont désormais éparpillés entre les deux continents et les deux familles.

Initialement, Felice et Rina auraient dû se rendre en Californie, état dans lequel résidait Carlo, mais ce dernier leur rapporta que dans la vigne où il travaillait, et aussi dans celles adjacentes, le travail désormais se raréfiait. Le couple se sentit alors en prise au doute ; que faire maintenant qu’ils étaient à des kilomètres et des kilomètres de distance de chez eux ?

Sam et Ellie s’étaient déjà attachés à eux et les voyant aussi seuls et abandonnés à eux même dans un pays qui n’était pas le leur, dans lequel les habitants parlaient une langue « absurde et incompréhensible » (c’est ainsi que la définissait ma tante) ils leur proposèrent d’aller avec eux à Chicago, dans l’état de l’Illinois, où vivaient les familles du jeune couple américain. Qu’avaient-ils à perdre ? Mieux valait entièrement s’impliquer, d’autant plus qu’eux deux étaient les seuls en mesure de les aider dans les milliers de problèmes que pourrait créer leur ignorance complète de la langue américaine.

Une fois rejoints à Chicago, après trois jours de train bien fatigants, Sam et Ellie les invitèrent à vivre auprès de leurs familles jusqu’à ce qu’ils auraient trouvé un travail et assez d’argent pour avoir un logement. Alors ils vivaient dans la zone nord de Chicago et les emplois qui étaient à leur portée ou du moins qu’ils pensaient pouvoir faire, sans devoir trop parler, se faisaient rare. Felice, devenu plus tard Felix Dom en Amérique, trouva un travail dans une scierie et Rina trouva un emploi dans un atelier de couture et en 1938 ils réussirent à se mettre à leur compte dans un appartement non loin des familles de Ellie et Sam. La scierie n’était pas un lieu facile à vivre, l’été était infernal et l’hiver était glacial, mais Felix ne se laissa pas décourager malgré le salaire bas : il devait à tout prix apprendre cette langue bizarre. Sandra m’écrit dans un e-mail que son père tournait toujours avec un carnet dans sa poche où il notait toutes les choses qu’il avait dû apprendre et elle se souvenait aussi à quel point le récit des difficultés de son père à exprimer un concept la faisait rire. « Il ressemblait à un singe » disait-elle, « il ressemblait à un singe ». Au bout de huit ans il avait tout de même réussi à apprendre parfaitement l’anglais.

Rina avait eu cependant de considérables difficultés, elle était beaucoup plus conditionnée par une vision restreinte du village. Elle était choquée de la nouvelle ambiance dans laquelle elle vivait. Chicago était énorme, belle, riche mais n’était pas Brondello ! Au début les parents d’Ellie l’accompagnaient dans les magasins pour lui enseigner l’anglais de base, utile pour pouvoir acheter les biens de première nécessité, puis elle commença à y aller toute seule. Mes tantes m’ont raconté une anecdote remontant à la fois où elle s’est mise à rire une fois sortie de la boutique du primeur : ne sachant pas comment faire pour acheter de simples tomates, Rina dit « Tùmatica », à savoir le mot utilisé par le seul primeur de Brondello ; au début le commerçant eut des difficulté à comprendre, mais la deuxième fois qu’il l’entendit répéter il comprit qu’en réalité elle voulait dire « Tomatoe ». Rina était plus lente à apprendre l’anglais et arriva à avoir une bonne maîtrise de la langue seulement au cours des années Cinquante.

Rina envoyait chaque semaine des lettres à sa famille en Italie, la majeure partie adressée à sa sœur bien aimée Piera, et dans l’une de ces nombreuses lettres elle lui communiqua qu’elle attendait une fille. Le 7 novembre 1941 naquit Sandra. Après presque dix ans vécus en Amérique et après la naissance de la petite était venu le temps de changer de travail et peut-être aussi de maison. Felix lisait quotidiennement le journal pour trouver un travail qui aurait bien convenu autant pour lui que pour Rina. Il vit une occasion dans une annonce qui proposait la vente d’un petit magasin de produits alimentaires dans la zone sud de Chicago. Felix et Rina investirent alors toutes leurs économies dans l’achat du local et de la maison adjacente. « Enfin je vis dans une belle maison avec un jardin, ça me rappelle notre pré derrière la maison à Brondello », c’est ainsi que Rina la décrivait à Pietra dans ses lettres.

Le commerce allait à merveille et dans les années Cinquante ils réussirent même à envoyer de l’argent à leur famille dans le Piémont. Ils étaient désormais entièrement intégrés à la société, il était difficile de ne pas les prendre pour de véritables états-uniens.Piera donna à sa dernière fille, en l’occurrence ma mère, le même nom que la fille de Rina, Sandra, parce qu’elle voulait qu’il y ait un lien entre les cousines. Sandra Cresto, Mordini de son nom d’épouse, connaît et sait parler l’italien, étant donné que, bien qu’ils vivent à Chicago, à la maison ils ne parlaient qu’en italien.

Ma cousine Sandra aime l’Italie parce que, plusieurs fois, Rina et Felix, quand ils étaient encore en vie, lui avaient donné la possibilité de découvrir le pays, ses origines et sa famille. Sandra eut ensuite un fils, Peter, à qui elle transmit toute la culture italienne, à commencer par la nourriture et par toutes les recettes que Rina et Felix lui avaient enseignées petit à petit. Peter, malheureusement, ne connaît pas l’italien car à présent la langue américaine a prévalu sur cette dernière.

Il y a quelques semaines Sandra m’a annoncé qu’elle avait eu accès à toutes les informations qu’elle m’a donné grâce aux récits écoutés de vive voix et grâce à quelques bouts de papier dispersés çà et là que mon oncle Felix écrivit dans les années Soixante-dix, quand l’Amérique était engagée dans la guerre au Vietnam. La guerre, la même expérience qu’il avait vécu soixante ans plus tôt.

À l’âge de 78 ans, ma grand-mère Piera partit pour Chicago avec Pina, une de ses filles, pour célébrer avec Rina et Felix leur 50 ans de mariage et ce fut la dernière fois que les deux sœurs s’embrassèrent.

Valeria Menoni, 2018

Année de recueillement du témoignage
année de rédaction

La valise dans le grenier

La valise dans le grenier

La valise dans le grenier

Elle est au centre de la table, luisante, bien lustrée. Elle ? C’est la valise que Lina a retrouvée dans son grenier, cette valise oubliée depuis longtemps et dans laquelle elle avait rassemblé les papiers de son père et des photos d’autrefois.

Je me suis dit que ça pourrait t’intéresser, toi qui enquêtes sur l’émigration italienne en France. Et puis ça m’aidera à faire remonter les souvenirs puisque tu veux que je te raconte notre vie d’émigrés.

Elle soulève le couvercle de la valise, tire une photo encadrée, elle y dépose un baiser furtif.

Voilà papa quand il faisait son service militaire. Qu’il a l’air jeune ! Je vais le mettre sur le manteau de la cheminée, il nous portera conseil.

Aussitôt dit aussitôt fait, Lina allume une petite bougie qu’elle place devant le cadre... ce père vénéré.

Il est arrivé avec ma mère ma sœur et moi en février 1947 à Toulouse. Moi j’avais neuf mois. J’étais si petite qu’on aurait pu me porter dans la valise, comme disait maman.

Rire. Sans contrat de travail en poche, ils avaient quitté Casale sul Sile (en Vénétie, dans la province de Trévise) où ils habitaient avec le reste de la famille. Ils avaient appris par un parent qui était régisseur d’une propriété qu’on cherchait des contadini à Cugnaux, un village au sud de Toulouse, que la vie était meilleure qu’en Italie. Elle n’avait pas été tendre la vie, deux clichés de fillettes, des sœurs mortes en bas âge...

Tiens voilà la photo du tonton et de la zia, bien des années plus tard. J’ai téléphoné à la tante pour lui demander des informations, mais elle ne se rappelle rien de notre voyage ni comment on est arrivé chez eux. Elle se souvient seulement qu’on avait l’air en bonne santé et pas « stressés », la valise à la main avec les choses de première nécessité et des papiers, comme ces extraits de casier judiciaire qu’il fallait présenter pour trouver un travail.

Lina me montre deux feuillets jaunis timbrés aux noms de Vittorio et Angela Pezzato.

Souvent mon papa nous racontait sa guerre, moi je n’écoutais que d’une oreille mais je me souviens que son navire avait été coulé par les Allemands et qu’il avait réussi à nager jusqu’à une île où, seul rescapé du naufrage, il avait survécu en mangeant des figues et du raisin. Tu te rends compte le seul rescapé...

Un regard vers la photo. L’île de Busi à l’ouest de la côte dalmate en Yougoslavie, comme nous l’apprennent ses papiers militaires. Ils nous le décrivent aussi : un homme (né en 1912) de 1,68 m, aux cheveux plats grisonnants, aux yeux marron nez droit teint clair, sans signes particuliers, niveau d’instruction élémentaire, profession agriculteur. Angela et lui forment un joli couple sur la photo d’avant-guerre, bien habillés, regard droit vers l’objectif.

Imagine, ils sont partis sans savoir un mot de français, c’est nous qui le leur avons appris. Ma sœur est allée tout de suite à l’école. Moi, plus tard. Il ne fallait pas parler italien à la maison. Pourtant bien des années plus tard j’ai commencé à l’apprendre avec la Dante de Toulouse. Oui, on nous a traitées de macaronis, mais pas beaucoup plus de manifestations discriminatoires. Comme les Nord-Africains maintenant, mais nous on avait la même religion que les Français. D’ailleurs mon père était bien content de n’avoir eu que des filles, avec la guerre d’Algérie, ça faisait des jalousies ces fils d’Italiens qui n’étaient pas mobilisés...

Pour trouver du travail, un logement il fallait bien s’exprimer en français. L’oncle et la tante déjà installés ont fait les truchements, le curé des Italiens aussi surtout pour les rapports avec l’administration.

Je ne retrouve pas le nom de ce curé. Il était dévoué, il organisait des pèlerinages dans la région, Pibrac, Lourdes, des voyages en Italie pour revoir les familles, les maisons. J’étais encore petite, nous sommes retournés à Casale, faire la connaissance della nonna e del nonno. Ah, le nom de ce curé, je l’ai sur le bout de la langue... Il mettait aussi en rapport les Italiens entre eux.

Avec le travail, le logement a été fourni meublé. Lina a gardé certains meubles, un canapé, un buffet... De la valise d’Ali Baba, Lina tire un autre trésor, une autre photo, de celles que faisaient des photographes sur les trottoirs dans les années cinquante, cinq hommes marchent de face bras dessus bras dessous, les passants les regardent amusés.

Eccolo qui il Babbo, ici le zio de Cugnaux et là un beau-frère ; mon père l’avait fait venir, mais il n’est pas resté, sa femme ne s’est pas habituée, ils sont repartis en Italie. C’était le jour de la fête au village, à cette occasion comme à la fin des moissons les Italiens se retrouvaient, faisaient un grand repas qu’on trouvait bien long avec ma sœur. Souvent à la fin on demandait à mon père et à ma mère de chanter. On les faisait même monter sur la table ! Ils avaient une jolie voix tous les deux. Santa Lucia, une chanson où il était question degli Alpini. Pour les gros travaux des champs il y avait de l’entraide, les moissons, les vendanges, tous s’y mettaient.

Angela aussi travaillait aux champs, elle tenait sa maison et faisait la cuisine, la sauce tomate, les pâtes, la polenta, les gnocchi et la baccalà étaient des incontournables. À Pâques, elle faisait le gâteau en forme de colombe. Les filles devaient aider et trouvaient cela fastidieux.

La famille était très pieuse et pratiquante.

Je me souviens que l’étable n’était séparée de ma chambre que par une cloison et le dimanche matin j’entendais mon père chanter l’office en trayant les vaches. Ah ça y est ! Je l’ai retrouvé, le prêtre des Italiens s’appelait Don Masiello !

Si Vittorio devait avoir un regret, c’est celui d’être séparé des siens, mais pas de regret par rapport au pays d’accueil et si cela avait été à refaire il l’aurait refait. Il est retourné plusieurs fois au pays et à chaque retour il décrivait des conditions de vie difficiles et disait qu’il ne regrettait pas le choix de l’expatriation. Angela est aussi retournée au pays, bien que moins souvent. Le frère de Vittorio, employé des chemins de fer italiens, souhaitait le retour du couple en Italie et se faisait fort de trouver un emploi de cheminot à Vittorio, mais tous les deux ont préféré rester dans leur Midi toulousain. Peu d’années après leur arrivée Vittorio et Angela se sont fait rayer des listes électorales de Casale sul Sile et n’ont jamais renvoyé le formulaire de réinscription. Tout cela marque leur préférence pour la France. Pourtant ils n’ont jamais demandé la naturalisation française.

La bougie s’éteint, quelqu’un frappe à la porte, le portrait du Babbo se retrouve vite fait nella valigia dei tesori passati qui se referme. Lina va ouvrir.

 

Année de recueillement du témoignage
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Citrons en Calabre

Citrons en Calabre

Citrons en Calabre

Au marché de Castelnau-le-Lez, j’ai croisé Catali, une copine corse, professeur d’italien ; elle m’a lancé en riant : « Tu tiens ton porte-monnaie comme les Italiens, tu ne serais pas italienne ? » Les billets tout froissés seraient – dit-elle – une marque identitaire qui ne saurait mentir. Je n’y crois pas, mais la remarque m’a touchée, émue, elle a fait résonner d’autres instants d’émotion, comme la lecture de ce message d’une collègue de l’université, il y a quelques années, annonçant la parution d’un ouvrage où des descendants d’Italiens témoignaient de ce qu’ils gardaient de la langue de leurs aïeux, ou encore la singulière sensation de bien-être ressentie en Italie que je connais peu mais qui ne me dépayse pas, alors que l’Espagne à laquelle rien ne me rattachait, avec laquelle j’ai construit un lien volontaire, dont je connais l’histoire, dont je parle la langue, l’Espagne continue par certains aspects de me dépayser. Et cela fait son chemin. Que me reste-t-il de la culture de mes aïeux paternels ? Notre grand-père était calabrais. J’avais longtemps pensé qu’il ne me restait tout au plus de lui qu’une vague ressemblance, quasiment rien en dehors de quelques phrases restées légendaires dans la famille et auxquelles ses enfants ne semblaient pas accorder de crédit et encore moins nous, ses petits-enfants. Il aurait donc déposé sur nous comme des empreintes italiennes ? Ces billets froissés dans mon porte-monnaie seraient-ils comme une trace de l’aristocratique rapport à l’argent – entre appétit et refus de s’en soucier – de la famille Belmonte ? Certaines de ses phrases passées à la postérité familiale reviennent à ma mémoire amusée : « En Calabre, les Belmonte, nous étions nobles ! » ; « en Calabre, les Belmonte ont porté la pourpre cardinalice ! » et, geste à l’appui, « en Calabre, les citrons étaient gros comme ça ! Et les pastèques aussi étaient très grosses ! ». Ce n’est qu’aujourd’hui que je fixe ma réflexion sur le très fort accent de mon grand-père paternel que nous imitions volontiers, mon frère aîné et moi, sans que personne ne nous reprenne – ça faisait même rire certains grands. Nous ne nous demandions pas s’il venait d’Italie ou d’ailleurs ; je réalise seulement aujourd’hui que si tout le monde l’appelait Zè, c’était certainement parce que pour l’État-civil, il était Giuseppe, encore que les Joseph du quartier pouvaient aussi porter ce diminutif.

Oui, d’accord, peut-être, mais en attendant, nous, dans le quartier Belzunce, historique quartier de transit d’une immigration venue de tous les coins du monde, dans les années cinquante et soixante à Marseille, nous étions de « purs » Français et qui aurait eu l’audace de dire le contraire se serait frotté à la famille qui ne plaisantait pas avec ça, d’ailleurs cela ne serait venu à l’idée de personne. Car dans ce quartier principalement d’immigrés, si nous faisions figure de famille authentiquement française, si nous étions même une sorte de prototype de famille française, c’était simplement parce que nous n’étions ni africains ni arméniens ni grecs. Il faut comprendre aussi que si nous apparaissions comme aussi résolument et indiscutablement français, c’est parce que les immigrés pour nous et tous ceux de notre groupe, c’étaient les autres, enfin, d’autres que les Italiens et leur descendance. Dans le quartier, c’était seulement des hommes venus d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne – à l’époque, on disait d’Afrique noire – et certainement pas les enfants. Non, pas les enfants, d’ailleurs, des enfants nés de familles africaines, il n’y en avait pas beaucoup dans le quartier, ni à l’école publique de la rue des Convalescents que fréquentait mon frère, ni à l’école catholique, l’école Notre Dame de la rue des Dominicaines où j’ai fait mon primaire et, il faut bien le dire, ceux qui étaient là étaient généralement tenus à l’écart. Ils avaient leur rue, la rue des Chapeliers. Je me souviens de Malika, j’étais en CP, après une « affaire » de gomme disparue ; pendant un certain temps, c’est de moi que les religieuses et la maîtresse avaient exigé que je « vérifie » son cartable avant l’heure de la sortie. Avait-elle vraiment été « la coupable » ? Et quand bien même ! Ces religieuses avaient « l’art de la ségrégation » ; elles donnaient aussi du matériel scolaire usagé, des bouts de crayons, des restes de gommes, aux moins fortunées d’entre nous. Nous étions nombreuses dans cette catégorie dans le quartier. Mes parents m’avaient appris à le refuser, même à le rapporter et à dire : « mes parents ont dit que quand on donne, on donne ce qu’on a de plus joli, ce qu’on aurait voulu pour soi ».

Notre grand-père était français par naturalisation mais nous ne le savions pas : notre père et nos oncles parlaient français sans accent italien et si nobles qu’aient pu être nos aïeux en Calabre ou si gros qu’y soient les citrons et les pastèques, personne, mais vraiment personne ne faisait le projet du retour au pays, bien au contraire. Nous – je parle de ceux des petits-enfants de « Pépé de Marseille » qui étaient nés dans les années cinquante et soixante –, nous n’avions qu’une vague conscience, ou pas conscience du tout dans mon cas, de ses origines étrangères. Mon frère qui est mon aîné de trois ans et qui l’a plus fréquenté aussi parce que l’univers masculin et l’univers féminin étaient très compartimentés à l’époque, dit se souvenir qu’il pouvait se mettre en colère en italien. Il nous semblait surtout, et tout au plus, un peu pittoresque, un exotisme que moi je ne rattachais pas non plus à un pays précis, plutôt à une façon d’être. Savais-je seulement à l’époque où se trouvait la Calabre ? J’en doute. Petits, il nous impressionnait : « Incroyable, Pépé avale des piments au petit-déjeuner (j’ai appris depuis qu’il y a d’excellents piments en Calabre) ; incroyable, Pépé dit qu’il faut placer un balai derrière la porte d’entrée chaque soir pour chasser les sorcières » – il est admis dans la famille qu’il y croyait. Plus tard, il devint pour nous une sorte de personnage, la raideur de son port, sa constante théâtralité inspirait nos jeux et, dans son dos, nous l’imitions : Pépé faisant une théâtrale colère, Pépé fou de rage contre Toni, le fiancé de tata Simone, quand elle était en retard, gli spacco la faccia, gli faccio la pelle !, Pépé sermonnant ensuite tata Simone et son Toni – du grand cinéma –, Pépé nous faisant tenir tranquilles le jour de Noël, nous faisant lever aux aurores, tenir droits sur nos chaises, nous laver à l’eau froide, etc. En fait, ses habitudes frustes, sa rudesse, son degré élevé de machisme aussi, digne d’être souligné même pour l’époque, sa façon de parler, ses expressions, son ton et le rythme particulier de son élocution en français, tout ce qui le singularisait, et dont certains éléments l’inscrivaient dans sa culture de naissance – la culture et la langue de zones rurales reculées – crevaient les yeux et les oreilles mais ce n’était pour ses petits-enfants qu’une source de jeux, ce qui nous a détournés certainement de nous sentir alors les possibles héritiers conscients, volontaires et aimants de cette culture, de nos origines, d’une langue grand-paternelle. Oui, d’accord, les hommes de la famille, mon père, mes oncles, disaient des injures en italien et c’était rigolo, mais c’était tout, et nous, les enfants, n’en avions que faire car que ce soit en italien ou dans une autre langue, il ne fallait pas en dire, c’est tout. Mes parents étaient intransigeants avec les enfants sur ces codes de politesses, ils en avaient compris la valeur sociale, ce qui n’empêchait pas mes cousins et mon frère de jurer mais en français. Je revois aussi mon père, toujours fasciné de technologie moderne, s’enregistrant avec les premiers magnétophones à bande, il chantait un air d’opéra italien, comme il pouvait le faire lors des repas de famille, mais en français.

À l’époque, je ne voyais pas non plus en mon père un enfant d’Italien. Pourtant en revenant aujourd’hui au souvenir de la blessure qu’il avait ressentie à plus de soixante ans lorsque, suite à des dispositions prises par le ministre Pasqua il s’était vu refuser le renouvellement de sa carte d’identité parce que nous ne retrouvions plus l’acte de naturalisation du grand-père, cette filiation s’affranchit de l’ombre. J’avais jugé sa réaction excessive, mais le souvenir me revient aussi de la vénération qu’il avait toujours eue pour ce papier d’identité, banal à mes yeux, pas si banal pour lui finalement, fils d’Italien, conscient de l’être. À l’époque de son enfance, il avait dû en entendre des « sale macaroni » ! Et ses frères aînés plus encore que lui, qui était le sixième de sa fratrie et avait été évacué de Marseille pendant la guerre, placé dans une famille paysanne d’Auvergne, comme beaucoup d’autres enfants que leurs familles déjà pauvres ne pouvaient nourrir dans une ville soumise de surcroît aux restrictions et aux bombardements. Peut-être cette expérience a-t-elle d’ailleurs été un moteur de plus dans sa quête constante de reconnaissance et d’intégration, d’élévation sociale. De l’ensemble de sa fratrie, il semble avoir été le seul à désirer ardemment voir ses enfants s’élever par l’école. Lui n’y était presque pas allé, il avait travaillé à quatorze ans et voulait surtout être boxeur, c’était sa voie rêvée d’ascension sociale. Il l’a été d’ailleurs mais contrairement à son désir, cette voie n’a pas été celle de l’enrichissement et du succès escomptés. L’ascension sociale aura été son obsession : intégrer à l’excès les « bonnes manières » à la française, les transmettre, tenter de corriger l’accent du quartier lorsqu’il était hors de la famille. Et ma mère, – française « de souche », blonde aux yeux bleus, éducation à la française – détonnait un tantinet dans la famille où les autres oncles et tantes avaient épousé des fils et filles d’Italiens tous bruns aux yeux noirs comme le reste des Belmonte.

L’ascension sociale ! La réussite ! Un leitmotiv familial ! Pépé de Marseille comptait sur sa progéniture : « Ma fille, mon bâton de vieillesse, m’achètera de belles cravates et de belles bagouzes ! »

 

De ma grand-mère paternelle, nous ne savons pas grand-chose tant elle était identifiée au groupe des Belmonte. « Plus italienne que les Italiens » au dire de ma mère. Je n’ai pas souvenir d’avoir mangé à sa table autre chose que des plats italiens ou provençaux. Elle était pourtant née en Bourgogne où j’ai eu l’occasion de me rendre souvent et où je n’ai jamais rien identifié qui puisse me ramener à elle. J’ai appris cette origine très tard, alors qu’elle avait disparu depuis longtemps. Et c’est assez tard aussi que j’ai su qu’elle avait été placée très jeune au service d’une famille bourgeoise et qu’elle avait été « fille-mère » des œuvres de son patron. Comment avait-elle échoué ensuite dans le sulfureux quartier Belzunce de Marseille ? Nous ne le savons pas. Nous pouvons calculer, à l’âge de ses enfants, qu’elle y connut notre grand-père assez rapidement. La petite fille née avant ce mariage a porté le nom de Belmonte. Mes grands-parents ont eu huit enfants dont sept sont arrivés à l’âge adulte. La courte histoire des trois aînés qui n’a malheureusement rien d’exceptionnel est une illustration concrète des aspects sombres de la vie de ces familles impécunieuses qui faisaient tout pour maintenir les apparences de la prospérité au prix de beaucoup de sacrifices et d’une grande austérité infligée à ses membres. Ils ont connu les pénuries les plus graves dans l’enfance et l’adolescence et leur trajectoire est marquée du sceau de la tragédie. Paulette, l’aînée, avait très tôt fait des ménages, comme notre grand-mère, s’était mariée à dix-huit ans et s’était donné la mort à vingt-deux, laissant les deux aînés de nos cousins orphelins de mère. François, dit Coco, avait disparu à vingt ans des fièvres typhoïdes et le « petit Raymond », son cadet, dont la mémoire est auréolée d’héroïsme, était mort en captivité en Allemagne. Tous deux étaient pêcheurs, enfin, ils étaient employés à la journée chez des patrons pêcheurs, ce qui signifiait qu’ils n’avaient pas du travail tous les jours. Et Pépé de Marseille ces jours-là n’était pas tendre envers eux, c’est un euphémisme : ils devaient rapporter un salaire pour avoir le droit de s’asseoir à sa table. D’où quelques dérapages picaresques de leur part, il fallait bien manger ! Heureusement, à partir de l’oncle numéro 5, Jean, la situation s’améliorait, la famille avait pris le chemin d’une sorte de happy end social puisque les fils suivants avaient accédé à la classe moyenne – ce qui dans leur esprit signifiait, et c’était important pour eux, ne pas être ouvrier, même s’il arrivait qu’ils gagnent moins qu’un ouvrier – Jean était chauffeur-livreur, il avait passé le permis à l’armée, un passeport social et professionnel, et Jacques (mon père) était employé de base dans une compagnie maritime. Simone, qui avait eu un temps des velléités d’être chanteuse, s’était mariée à Toni et avait donné à la famille ce qu’elle attendait d’elle, trois enfants. Quant à Roger, le dernier, il était pianiste de jazz dans des night-clubs marseillais et, le jour, il aidait à la gestion de la pizzeria de ses beaux-parents. Pour lui, la famille avait financé des cours, le conservatoire. Il a été le seul de la fratrie à recevoir une formation. Tous les autres ont quitté l’école à la fin du primaire et sans Certificat d’Études.

Je repense à Catali et à sa plaisanterie sur mon porte-monnaie... Et je reviens à ma famille paternelle. Le grand-père Zè était né vers 1885. Il avait onze ans à son arrivée en France. Une fratrie de Belmonte, les frères, leurs épouses et leurs enfants respectifs avaient entrepris le voyage de l’émigration vers la France depuis un hameau de la campagne de Reggio de Calabre jusqu’à Marseille. L’inénarrable oncle Rosario – dont la gourmandise, l’appétit insatiable, la générosité et la propension au gaspillage sont restés dans les annales – était le frère de mon grand-père. Jusqu’à sa mort et malgré sa réussite sociale en France avec son entreprise de ferblanterie très prospère, il avait gardé ses habitudes vestimentaires de Calabrais pauvre, ma génération parle encore d’une ficelle qui tenait son pantalon à laquelle il n’a jamais renoncé. Verdict de la famille si pointilleuse sur les apparences, si soucieuse de correction, d’élégance et de bon goût : « Il est fada !» Lorsque ma mère était arrivée jeune mariée à Marseille, les cousines de mon père, les filles de Rosario, l’avaient accueillie avec des tarentelles qu’elles avaient jouées au piano, de la jolie vaisselle et des nappes. Dans cette famille qui pourtant devait rester logée en location jusqu’au milieu des années soixante-dix dans un bel appartement au 29 rue de la Fare de ce quartier Belzunce alors parmi les plus pauvres et les plus dégradés et insalubres de la ville, rien n’était plus important que les beaux objets, les habits du dimanche, les habits de fête, les habits pour les mariages, les communions, les deuils et aussi, oui, le lustre des chaussures ! Mon grand-père était devenu employé de la ville de Marseille, cantonnier, une promotion en quelque sorte dans sa catégorie et dans son esprit car il était devenu fonctionnaire. En tant que petits-enfants de cantonnier de la ville de Marseille, nous avions des prérogatives qui nous distinguaient dans le quartier, comme l’accès à la plage des Prophètes, un temps réservée aux employés de la ville. C’est dire si nous étions français.

Même si nous nous sommes détournés de cette culture d’origine, certainement trop associée à la pauvreté, en y réfléchissant, je me rends compte que j’ai gardé et conserve aujourd’hui consciemment les éléments plaisants de cette racine italienne. Ma surprise amusée à la naissance de mon fils aîné, les cheveux noirs, la peau très brune, les yeux déjà bruns alors que trois de ses grands-parents avaient les yeux bleus et les cheveux clairs. Je ne m’y attendais pas. Et ma fille n’est pas plus blonde... Les fêtes de famille de mon enfance marseillaise, les tablées bruyantes chez tonton Jeannot, les enfants en liberté, les voix qui parlaient haut, ma mère : « Arrêtez de crier ! – On ne crie pas, on discute ! ». Les cours de dégustation de spaghetti dispensés par Annie, l’aînée des cousines qui nous reprochait de les aspirer « comme des Français », les chansons aux repas – et on ne doutait de rien ni dans la famille Belmonte ni dans le reste du quartier d’ailleurs, on s’attaquait au lyrique avec le plus grand naturel. Je me souviens d’avoir chanté un petit air de Mozart debout sur la table à la fin du repas de noces de mon oncle Roger, j’avais cinq ans, mon père m’avait déposée sur la table : « Il faut faire chanter la petite », une véritable gloire ; ensuite, on me l’avait souvent réclamé et je ne me faisais jamais prier, surtout si c’était mon jeune oncle pianiste qui me le demandait. Dans la famille de ma mère, à Pignan dans l’Hérault, on chantait des chansons traditionnelles, pas du lyrique, et on n’encourageait pas les petites-filles à monter sur la table mais plutôt à chanter à la messe ! Aujourd’hui, c’est incontestablement en italien que j’ai le plus de plaisir à chanter, puisque je chante toujours. J’adorais les réunions de tribus, surtout avec les Papatico, la famille de Toni, arrivée en France plus récemment, avec sa maison ouverte, pleine, ses enfants libres comme l’air qui couraient partout et ses généreuses marmites de pâtes en sauce, avec beaucoup de sauce ! Comment ai-je pu ne pas identifier immédiatement avec clarté cette empreinte culinaire laissée sur mon père, sur mon frère et sur moi ? Les pizzas maison, le rejet dégoûté devant les « dérivés écœurants du supermarché » ou même de certains « pizzaïolos de fortune », les sauces associées à un type de pâte bien défini, « faut pas faire n’importe quoi », les cannelloni, le mythe des ravioli maison, les pâtes qui doivent être cuites d’une certaine façon, mon agacement quand quelqu’un les rate – idem pour le riz –, mon père les testant en les lançant sur le carrelage mural de la cuisine, « si elle colle, c’est bon ! », le cérémonial du minutage à la seconde près – mon frère le fait encore. La charcuterie et le fromage ! À Pignan, c’était la saucisse sèche, le jambon glacé, le jambon cru et le table (le cantal) ou le Roquefort ; à Marseille, il y avait des épiceries et des charcuteries italiennes avec toutes sortes de variétés de saucissons, de chapelets de saucisses, de petits fromages rigolos ! On y allait avec tata Rose, on était remplis rien qu’à y entrer ! Et les gâteaux ! Même si ma famille côté Languedoc était gourmande et très généreuse, sa pratique des desserts était simple en comparaison de celle des Belmonte. À Pignan, pour une fête, on commandait un moka et un mille-feuille – ainsi, disait-on, il y en aurait pour tous les goûts –, pour une cérémonie, c’était une pièce-montée, en janvier, il y avait le royaume et le reste de l’année, c’était des gâteaux ou des desserts traditionnels fabriqués à la maison. On préférait le salé. Mais à Marseille, déjà, il y avait des gâteaux à la crème du pâtissier souvent le dimanche. C’était le rôle de mon père d’aller les chercher et ils étaient toujours variés et il y en avait beaucoup. Les princesses au chocolat – avec des cerises confites dans le Kirsch noyées dans une crème de chocolat moelleuse et ferme à la fois dont la couverture croquait –, les petits cochons, les figues et les pommes de terre en pâte d’amande, les oursins – un gros chou au chocolat couvert de pépites de chocolat luisantes –, les pêches – deux oreillons d’une pâte à brioche très compacte soudés par une crème à la vanille et nappés de sucre avec deux jolies feuilles en pâte d’amande verte au sommet –, les choux au caramel, les choux à la Chantilly en forme de cygnes, les religieuses au chocolat ou au café, les éclairs – vanille, chocolat, café –, les mille-feuilles, les tartes aux fruits et à la crème. Et les gros gâteaux à la crème, les Saint-Honoré, les Colombiers de Pentecôte, l’église en nougatine du Mariage « hollywoodien » de tonton Roger ! Les dragées ! Les dragées n’étaient pas aussi étroitement associées à la pratique religieuse que dans ma famille languedocienne ni leur protocole aussi prévisible. Et les glaces, les cornets, les tranches, les cassates, les plombières, mettre une glace à la vanille dans une brioche ! Pour une cérémonie, pour une fête, à Pignan, on s’habillait de neuf et on mettait les petits plats dans les grands, beaucoup de petits plats dans les grands, mais la famille de Marseille jetait l’argent par les fenêtres : les costumes des hommes et les tenues de ces dames, les talons aiguilles de leurs escarpins, leurs chignons crêpés et leurs maquillages noirs très appuyés, j’ai le souvenir du mariage de mon oncle Roger avec Simone, la fille des Staggiano qui tenaient une pizzeria derrière le Vieux-Port : les corbeilles de fleurs – œillets, roses, arums et gypsophile –, la grande robe avec la traîne, l’orchestre, les grandes orgues ! Sur les photos, les petites demoiselles d’honneur dont je fais partie portent des robes de dentelle blanche en décalage avec les moyens réels des parents, mais quel souvenir !

 

Même le mariage de mes parents survenu une dizaine d’années avant, alors que la famille n’était pas au mieux de ses finances, laisse des photos dignes d’un mariage bourgeois. Encore aujourd’hui, dans mon esprit, un beau marié doit porter un costume noir et un œillet à la boutonnière et je revois amusée mon frère, le jour du sien, sur le pas de la porte de la maison familiale de Pignan, costume noir, chaussures impeccablement cirées, coupe de cheveux à la Mastroianni, comme nos oncles, comme mon père sur sa photo de mariage. Et je pense à mon père, m’apportant un kilo de dragées et une grosse tarte à la maternité le jour de la naissance de mon fils aîné, son premier petit-fils. Il a été le premier visiteur de la journée : « j’en ai pris un kilo, il faut en offrir à tous ceux qui te rendront visite ! ». Et je repense à mon grand-père calabrais et à ses sorties sur le citron de Calabre. Un jour, en suivant l’émission de la célèbre cuisinière Sarah Wiener dans son tour d’Italie, j’apprends qu’il y a de gros citrons en Calabre, énormes ! « Pépé de Marseille, je retire toutes mes moqueries d’enfant, c’était vrai ! » Les origines aristocratiques des Belmonte ? Le résultat des recherches est moins convaincant. Il y a bien un château Belmonte dans la région de Reggio, revendu au XVe siècle par un nobliau ruiné, mais je crains qu’il n’ait rien à voir avec nous, pas plus que le cardinal Belmonte dont parle le personnage de vieil aristocrate ramassé ivre dans la rue, sous un monument, dans les premières séquences du film Les nouveaux monstres de Dino Risi. Et je croise Catali, ma copine corse, professeur d’italien, un dimanche à la pâtisserie Scholler, une des meilleures de Montpellier. Je la taquine : « Quoi ? Tu viens tous les dimanches de Prades pour prendre des gâteaux ici ? » Elle assume : « la pâtisserie, ça ne souffre aucune médiocrité. – Catali, tu ne serais pas un peu italienne ? »

 

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Les pâtes au corned-beef

Les pâtes au corned-beef

Les pâtes au corned-beef

La TSF le laissait entendre depuis quelques jours. Cette fois c’est fait ! Ils sont là, au passage à niveau ! La rumeur est venue jusqu’à nous que l’on appelle les macaronis. Je trouve ça idiot, mais comme dit mon père : on ne les changera pas ! On finit par ne plus y faire attention.

Je file à travers champs pour les voir. L’avenue Pasteur est envahie, on dirait un jour de marché, mais avec d’autres gens ou plutôt les mêmes, transformés. Les éclats de voix tranchent avec les attitudes résignées à l’ordinaire. C’est comme si une partie d’eux-mêmes, confisquée par l’occupant, se révélait intacte après toutes ces années pour éclater en rires, en pleurs essuyés, en regards éblouis.

La colonne est abritée à l’ombre des tilleuls épais qui remontent paresseusement jusqu’au carrefour de la Croix Rouge. En tête, une auto bizarre, sans toit, aux formes carrées. C’est une Jeep. Un combiné téléphonique y est installé. Sur le capot, une étoile blanche est inscrite dans un cercle, différente des étoiles jaunes que portent notre médecin, le cordonnier, le pharmacien et plusieurs élèves de mon école (dont Sarah, la plus jolie de toutes). Cette étoile-là n’a que cinq pointes. À la suite, des tanks plus petits que les « tigres » allemands, d’une couleur hésitant entre le beige et le caca d’oie, attendent à la queue leu leu.

Enfin je les vois ! Les libérateurs. Ils sont grands, un rien nonchalants, gentils, souriants. Avant je ne connaissais d’eux que le bruit lourd de leurs escadrilles, le tremblement des vitres au tomber de leurs bombes, les sifflements lugubres jusqu’aux explosions sourdes. Elles avaient détruit en grande partie des villes proches de chez nous. Le hurlement des sirènes nous poussait, mal réveillés, à descendre aux abris, emmitouflés dans des couvertures. Ma tante Lisetta portait la mallette de premiers soins contenant la précieuse « eau de mélisse » souveraine contre les évanouissements. Mon grand-père paternel qui avait été mobilisé sous François-Joseph, qui occupait la Vénétie à l’époque, refusait de descendre sous terre, disant : « si je dois mourir, au moins que ce soit confortablement, dans mon lit ». Pauvre nonno. C’est bien là qu’il est mort sans avoir connu ce jour fabuleux, ni revu sa petite ferme laissée au Frioul, alors que mon grand-père maternel, qui lui avait été blessé à Verdun, en bleu horizon, peut éprouver aujourd’hui la joie de la libération.

Depuis peu, on les voyait en plein jour, leurs forteresses volantes, entourées de petits nuages ronds, impacts des tirs de DCA. Parfois un bombardier s’enflammait avant d’être attiré par le sol en une vrille mortelle. Des parachutes s’en extirpaient, des hommes étaient alors livrés au ciel, semblables à ceux-ci. Des alliés. Les hommes d’ici paraissent vieillis avant le temps, ceux-là sont jeunes, très jeunes. Leurs uniformes sont disparates, froissés, allant du beige clair au vert olive. Ils n’ont pas l’air d’être plus riches que nous. Certains sont noirs de peau, je n’en avais jamais vus. Tous sont fatigués, mal rasés sous leurs casques bizarres. Leurs souliers sont enveloppés de guêtres de toile. Ils sont très différents des soldats d’occupation, vert de gris, sanglés, bottés, marchant raide, au parler brutal. Ceux-là parlent doux, en laissant traîner des phrases incompréhensibles. Ils ont l’air de grands-gosses qui joueraient à la guerre.

Monsieur Ligné, un voisin qui comprend leur langue, explique à la cantonade que ces hommes, nourris de conserves, sont menacés du scorbut, ils ont besoin de vitamines. Il faut leur apporter des tomates ! Lecteur de Jack London, le scorbut je connais, c’est une maladie terrifiante. Je détale à travers champs de toute la puissance de mes semelles en pneu de récupération. Je pense subitement que je devais faire de l’herbe aux lapins ! Nonna va encore me gronder. Je contourne la maison pour atteindre la fenêtre de la cuisine. Sur la margelle, ma grand-mère expose les tomates mûres pour en affiner la saveur. Gorgées de ce surcroît de soleil, elles concourent à rendre ses sauces sans pareille, tomates, ail, basilic et beaucoup d’amour, c’est sa recette. Je chipe la sauce du soir en un tournemain.

Au premier étage, la fenêtre ouverte laisse échapper le bruit familier de la machine à coudre, laissant place par intermittences à la TSF. Rina Ketty chante « J’attendrai, le jour et la nuit… ». J’imagine les pieds nus de ma tante Emilia, leur mouvement souple sur le balancier qui entraîne l’aiguille à une vitesse folle, telle un marteau pilon miniature. J’aime bien lorsqu’elle me permet de pédaler à sa place. Je me sens utile. Ses mains poussant le tissu, en tournant pour suivre le bâti, me fascinent. Dans ces moments privilégiés elle me raconte comment c’était avant la guerre, le paradis perdu là-bas, au village, dans l’Italie du nord.

Je reprends ma course échevelée. J’ai des vies à sauver moi ! Bianca, notre chèvre, attachée à son piquet n’en revient pas, ça fait deux fois qu’elle me voit passer sans m’arrêter pour lui caresser le museau. Je lui lance : « pas le temps ! on est libérés ! » Ses yeux très doux simulent l’étonnement, mais je suis sûr qu’elle m’a compris.

Je débouche, rouge et essoufflé, sur l’avenue Pasteur. La colonne y est toujours. La foule a encore grossi. Mes tomates sont vite repérées. Un immense gaillard me soulève de terre et m’embrasse. Il sent la sueur et ses joues noircies d’une barbe d’au moins trois jours me râpent la peau. Il m’emmène à l’intérieur de son char pour une visite guidée. Un de ses copains dort, plié exactement aux dimensions exiguës d’un recoin. Des armes traînent, poignards impressionnants dans leur nudité, revolvers énormes. Les ogives de petits obus étincellent de tout leur cuivre rouge. La chaleur est insoutenable dans l’air raréfié. Mon guide m’installe sur le siège du tireur. Je vois dehors comme au cinéma, par le truchement d’un périscope. Des cercles concentriques et une croix désignent la cible. C’est la maison d’Ida, une amie de la famille, venant elle aussi d’Italie et qui m’offre à chaque visite des tranches de son merveilleux strucul. Mon mentor me fait comprendre qu’en appuyant là : boum ! Plus de maison, juste par une pression du doigt sur un bouton de bakélite noir.

Après avoir rangé mes tomates dans un casier, les puissants bras de mon Américain me propulsent par l’ouverture de la tourelle. Il me montre trois casques allemands accrochés en trophées, à l’avant de son char, il prononce un mot accompagné d’un geste. Devant mon air ahuri il ajoute : kaput ! Là, je comprends. Un afflux de tristesse voile un court instant, la joie intense dans laquelle je baigne depuis ce matin. La guerre c’est des morts, toujours des morts. C’est peut-être là que s’est ancrée en moi cette aversion viscérale que je vais ressentir pour toutes les guerres qui vont suivre, en particulier celle d’Algérie dont je ne sais pas encore que l’on m’y enverra.

Avec un regard d’une tendresse insoupçonnée, mon protecteur me leste les mains d’une boîte métallique où je lis : corned-beef et d’un petit paquet bizarre enrobé de papier brun. Je découvre ma première gomme à mâcher. Mes yeux font de leur mieux pour remercier. Il me râpe encore les joues, en me serrant fort. Je pressens vaguement qu’il doit avoir, très loin, un fils. Brusquement des ordres poussent les soldats à réintégrer leurs coquilles monstrueuses. Ils nous font signe de nous écarter. Ils ont enfilé un deuxième casque par-dessus l’autre, emprisonné dans un filet (pareil à ceux que mettent mes tantes avant de se coucher, pour protéger leur mise en plis). Maintenant, nos libérateurs ont des allures de géants venus d’un autre monde. Le ronflement des moteurs, les sonnailles aigrelettes des chenilles sur le goudron, la fumée âcre qu’ils laissent dans leur sillage, les rendent irréels. Ils lèvent deux doigts en forme de V. Dans dix-huit kilomètres, ils vont combattre pour libérer Paris.

Nous sommes en août 1944, j’ai huit ans et demi, nous venons d’être libérés. Maintenant je vais enfin savoir ce que recouvraient ces mots prononcés par les grandes personnes avec un soupir de nostalgie : « avant-guerre ! »…

À la maison, ma nonna m’admoneste en frioulan comme toujours. Je lui donne la boîte que j’ai reçue en échange des tomates, qui disparaît aussitôt dans la poche de son tablier. Au premier étage c’est l’effervescence. On fabrique les drapeaux pour pavoiser en l’honneur des alliés. C’était çà le bruit de la Singer. Le plus dur, c’est l’anglais avec ses bandes dans tous les sens. Heureusement, la double page en couleurs du vieux Larousse vient à la rescousse. Avec Galliano et Ottone, mes cousins, nous découpons les étoiles de la bannière américaine dans un vieux torchon. Ma mère sacrifie son corsage rouge, pour les soviétiques.

Nonna s’époumone : È pronto ! Elle s’étonne que personne n’ait confectionné le drapeau italien. Mon père lui explique patiemment que ce drapeau ne serait pas apprécié, car il a beau être le nôtre, il est surtout perçu comme celui du fascisme. Ce fascisme qu’ils ont fui en 1929 pour trouver refuge ici ! Ma pauvre grand-mère ne sait que répondre : O Dio, Dio, Dio ! Comme à chaque fois que quelque chose d’inévitable la dépasse.

Ce soir, faute des tomates offertes aux libérateurs, la pastasciutta est agrémentée de sa nouvelle sauce magique : ail, basilic, corned-beef, et toujours beaucoup d’amour. Dans l’euphorie, on évoque même la fin des restrictions ! Après dîner, nous grimpons en famille tout en haut du village. Au-delà du Mont Valérien le ciel est rougi par la bataille de Paris. Je pense à mon ami tankiste que je ne reverrai plus, mais que je n’oublierai jamais.

 

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La lettre H

La lettre H

La lettre H

Le quartier où nous habitions alors nous était moins étranger qu’aujourd’hui, tu dois t’en souvenir. Quelquefois, nous prenions le temps d’y flâner un peu, de varier nos parcours. Alors, passant souvent devant cette petite boutique verte, je sentais confusément que quelque chose m’y faisait signe, me tirait par la manche sans arriver à me retenir, dans ma hâte un peu ridicule de marcheur distrait parisien. Jusqu’au jour où je « vis », pour la première fois réellement l’enseigne, verte elle aussi, sur la porte du vieux relieur à qui je méditais déjà vaguement d’apporter un de mes livres qu’il convenait de renforcer urgemment d’une vraie couverture, sous peine de le perdre à jamais – comme les mots froissés de la Sibylle – en fragiles feuillets désossés. Un coup de vent et pfff… Il faut dire que, ce jour-là, j’avais relu Frutta erbaggi de Saba, un poème en forme de madrigal foudroyant, dont le titre (imprimé avec des guillemets) semble indiquer au regard précisément l’inscription d’une enseigne, comme d’un « texte » avant le texte que l’auteur se serait proposé de transcrire : « Fruits et légumes », là ! Cette inscription, présentement la verte, portait donc ceci : Ghiragossian, Reliure. Il est clair comme la langue française que le son initial du nom aurait dû s’écrire Gui-, succession de lettres si banale dans cette langue que, souvent, j’avais pesté contre son intrusion mécanique jusque dans le prénom célèbre de Giuseppe Ungaretti, et jusque dans les colonnes d’un quotidien aussi soigné et prétentieux que Le Monde. J’en conclus, ayant moi-même dû bien des années auparavant intervenir auprès d’un bureau d’état-civil pour faire réécrire correctement le prénom de mon propre père, ex-italien naturalisé, je conclus, ayant déjà désormais dépassé la vitrine, que cet homme, sans aucun doute, lui, d’origine arménienne, avait transité aussi, pour une raison quelconque, aussi et durablement, par la péninsule italienne. Ma pensée allait à l’ilot des Arméniens dans la lagune de Venise, forcément : San Lazzaro degli Armeni, avec son clair campanile. Ce n’était peut-être qu’une lointaine vision de vacances.

Quelques jours plus tard, je lui amenai mon bouquin malade. Un bref coup d’œil et, oui, cela peut se faire. L’impression que la reliure n’était pas – pas plus que strictement nécessaire – sa passion. Et cela m’arrangeait. Le petit homme sec, les yeux rieurs, les mains nerveuses me rappelaient mon grand-père Antonio : que ne ferait-on pour nier le temps, rencontrer encore une fois les chers disparus, renouer avec soi-même en allé (on ne sait trop où), bien sûr. Donc, dès la visite suivante – et le livre était resté au même endroit, et dans le même état précaire effeuillé qu’auparavant – je tentai une approche. « Et votre nom, monsieur, se prononce bien Gui-ragossian, n’est-ce pas ». Bien sûr. « Parce que, en France, on n’a pas l’habitude de cette orthographe avec un H, n’est-ce pas ». Le patronyme était écrit comme ça sur ses papiers, lesquels avaient été établis près de Milan avant sa venue en France. « Mais ce début, Ghira, fait très italien en effet, comme le -gli- dans mon propre nom »… C’est vrai, etc. Voilà tout. Un courant de sympathie entre le très vieil homme et le client curieux que j’étais devenu. Déjà la parole s’en allait pour son propre compte, se déversait dans une oreille trop heureuse de l’entendre sans doute. Le souvenir le plus fort, le plus brûlant de cette vie ballottée fut bientôt livré, peut-être dès cette deuxième visite, ou à la suivante au plus tard, parce que le travail de reliure n’avançait pas plus vite que la musique de la mémoire, forcément. C’était à la fuite, la sienne, hors d’un camp de prisonniers, oui, en Allemagne, pas mieux précisé que cela, et puis chacun pour soi. Donc : une fermière teutonne, énorme pour le petit gars affamé juste sorti de léthargie (Ghiro, dans ma tête, à savoir « loir »), par delà une barrière champêtre bien incapable de l’arrêter, penchée sur son panier de bon linge fumant à étendre, offrant sous son tablier une croupe somptueuse, à peine croyable, et que pouvait-il faire d’autre, il avait sauté directement de la barrière entre les cuisses chaudes de l’ennemie, seule depuis un certain temps sans doute aussi, et toute prête à accueillir cet Ariel brun, cette averse du ciel. Mystère des corps, magnifique nature en deçà ou au delà de tous les déchirements, des haines, de la connerie humaine. La seconde guerre mondiale, une paille, momentanément annulée en un instant. Pfff.

Ce n’était pas exactement ce qui m’intéressait, au fait, passé le vrai coup d’étourdissement sous l’averse. Je le ramenai par petits coups de coude vers son passage italien. Car je travaillais, après tout, sur les migrations dans l’aire italo-romane, en ce temps-là : on est sérieux ou l’on se tait. Alors, voici l’histoire. Des bonnes sœurs, italiennes en effet, émues par ces petits Arméniens, garçons et filles. Peut-être parce que, disait-il incrédule, elles n’auraient jamais elles-mêmes d’enfant. Qui sait. Un voyage cauchemardesque, les îles étranges (que je supposai vertes d’algues vénitiennes), puis l’interminable train. Je croyais le voir, ce train de tous les malheurs de l’époque, s’arrêtant souvent pour laisser passer de plus importants convois, dans la longue plaine du Pô, Ėridan longé de pâles pleureuses, ses sœurs blessées. En pleine fin de première guerre mondiale. Drôle de destin du siècle, d’une boucherie à l’autre et à l’autre encore… interminable. Il ne connaissait pas le Metz Yeghern, il ne parlait pas du « Grand Mal ». Juste de ses petits maux d’enfant, les plus douloureux, et pas un mot sur ses chers disparus à lui (j’eus un peu honte de mes précédentes pensées ; du reste, il ne ressemblait pas du tout, avec ses sourcils broussailleux, à mon fantôme d’Antonio) ; ni des débats autour de l’Arménie de ce temps, et pour longtemps. Je lui livrai quelques bribes de mon maigre savoir : l’accueil à Bari, à l’autre bout de la Péninsule, et l’utopie de la « Nouvelle Araxès ». Non, il n’en savait rien. Lui et ses congénères étaient restés dans la banlieue de Milan, quelques cours d’italien (et de religion) et suffisamment à manger. Puis les religieuses leur avaient annoncé qu’ils et elles ne pourraient pas rester ensemble, et que d’autres pays étaient prêts à les accueillir par petits groupes. Il avait, lui et un copain, choisi la France, sans savoir exactement pourquoi, et voilà. Il y avait conservé, sur les nouveaux papiers que lui fit la gendarmerie, son H, le H italien de son nom grâce auquel je l’avais ici « découvert ». Mais : le moindre accent, la plus petite déviation de débit, telle cadence, sans parler d’une presque invisible nuance dans la couleur de peau, et l’expatrié croit se reconnaître – ou retrouver son parent – dans le premier compagnon de mésaventure venu. N’est-ce pas. Ce n’est pas l’Amérique, non. C’est plutôt le geste, le pli de la bouche, les doigts effilés de l’étrangère qui soudain nous ramènent chez nous, où peut-être nous n’avions plus été. Les mêmes doigts, quoique d’une autre, et d’une autre couleur ! Une lettre muette, presque rien, suffit à déclencher le flux d’une imaginaire mémoire. Ou d’un souvenir rêvé, c’est pareil. La « route de Smyrne », dans son cas, était loin, non plus visible sous la pulvérulente chape d’oubli de l’histoire collective – si éloignée de la sienne. Vies qui tiennent, comme on dit, à un cheveu. À un ceveu, disait-il un peu comme aurait prononcé un Italien du nord-est, justement… Qui aurait pu s’apercevoir de la disparition de ce H orphelin, par exemple suite à une distraction de secrétaire de Mairie, ou d’autre scribe administratif ? Nous n’aurions jamais été « parlés à », comme disait Primo Levi, voilà tout, lui et moi. Je lui aurais sans doute confié quand même mon bouquin. Quelle importance ? Nous sommes tous des voyageurs sous les yeux de la minorité des vrais sédentaires, ceux et celles qui restent à étendre le linge, et attendent aussi leurs chers absents. Tendrement.

 

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L'Arabe italienne

L'Arabe italienne

L'Arabe italienne

C’est l’histoire d’Anna R., née à Tunis, que m’a racontée son mari. Les parents d’Anna, Margherita et Marcello, ont quitté leur village natal, dans la Province de Trapani en Sicile, et ont choisi la Tunisie comme terre d’accueil car le pays avait de nombreux postes à pourvoir dans la menuiserie. Marcello était ébéniste, il a vu là une occasion d’avoir une vie meilleure. Leur départ s’est effectué dans les années trente. Cette première émigration s’est admirablement bien passée. La Tunisie était un lieu de rencontres harmonieuses où les cultures arabe, italienne et française cohabitaient. On peut même parler d’interpénétration culturelle, les cultures se croisaient, s’enrichissaient les unes des autres. La langue, par exemple, reprend des mots à la fois français et italiens. C’est un lieu d’échange, de respect de l’autre et d’enrichissement. L’interpénétration n’est pas seulement culturelle, mais sociale, identitaire, linguistique et gastronomique.

En 1962, Anna a neuf ans et sait déjà parler l’arabe littéral, le français, l’italien et le sicilien, qu’elle parle essentiellement avec sa mère. En 1962, les parents d’Anna perdent leur travail et sont forcés de quitter le pays. Les souvenirs des années passées en Tunisie sont idéalisés, mythifiés et le départ a lieu dans une grande désolation.

Marcello est embauché à Shell, une compagnie pétrolière, dans le nord de la France, à Lille. La mutation de Tunis à Lille fut un choc, tant climatique que culturel. Un soleil absent et, pour ajouter à leur malchance, l’année de leur arrivée fut un hiver des plus rigoureux : la mer du Nord avait gelé.

Ce fut lors de cette seconde émigration que la famille connut le racisme et le mépris. Marcello vécut la haine sur son lieu de travail. Aucun de ses collègues n’avait de considération à son égard et on ne lui confiait que les tâches les plus bêtes et inutiles.

Ces Italiens venus de Tunisie étaient vus à la fois comme des Arabes et des Italiens, ce qui accrut leur mal-être. Ils ne recevaient aucun témoignage de respect, aucune considération. Marcello était tellement méprisé de tous qu’il fit une dépression et l’envie de mettre fin à ses jours lui effleura même l’esprit. Une dépression due au climat, bien loin de l’ensoleillement de Tunis ou de la Sicile, et surtout au racisme et à la haine des voisins.

Mais Marcello n’était pas la seule cible des esprits fermés qui peuplaient Lille à cette époque. En effet, Anna était une enfant très en avance à l’école et avait sauté deux classes. Sa mère étant institutrice, elle avait eu le loisir de profiter de son enseignement à la maison. Mais une fois arrivée en France, Anna fut rétrogradée de deux classes, malgré son niveau avancé. En outre, il était exigé que chaque élève porte un tablier en classe, or, celui qu’Anna possédait et portait habituellement en Tunisie était rouge, une couleur qui différait de celle du tablier de ses camarades français. Cependant, l’enseignante a tenu à ce qu’Anna le conserve afin que tout le monde puisse la reconnaître, elle, l’« Arabe italienne ». Ce fut un événement marquant qui retarda l’intégration de la jeune fille.

Margherita aussi connut de réelles difficultés à s’acclimater à ce nouveau pays. Sa carrière d’institutrice était terminée mais, selon sa culture sicilienne, cela n’était pas si grave qu’une femme s’occupe uniquement de son foyer. Cependant, elle se sentait seule, non sociabilisée, pointée du doigt ; les gens l’ignoraient dans la rue et les ordures de tout le voisinage se retrouvaient sur le paillasson devant sa maison. Elle dut faire face à un important problème culturel ; elle ne reconnaissait aucun des produits présents sur le marché lillois, les légumes qu’elle avait l’habitude de cuisiner en Italie ou en Tunisie étaient absents des étalages. C’était pour elle la perte de tous ses repères.

Toute la famille vécut un enfer, un enfer qui dura six ans, mais finit par trouver une planche de salut. Ce qui s’est imposé comme une nécessité fut de renouveler l’expérience de l’émigration, ou plutôt de la migration : rester en France, certes, mais aller vers un ailleurs plus lumineux. La famille a alors migré à Nantes, où elle a trouvé plus de lumière et des gens culturellement et mentalement plus ouverts. Anna a obtenu son baccalauréat dans cette ville, elle a continué à étudier l’italien à l’école et parle le sicilien avec sa mère. Elle est aujourd’hui professeur d’italien.

Il est capital de s’intégrer, mais il ne faut pas se perdre ni couper radicalement ses racines.

 

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