J'ai donné à la France un professeur et un ouvrier, c'est déja bien, non ?

J'ai donné à la France un professeur et un ouvrier, c'est déja bien, non ?

"J'ai donné à la France un professeur et un ouvrier, c'est déjà bien, non ?"

J’ai d’abord décliné la gentille proposition d’Isabelle Felici d’écrire un article dans ce nouveau recueil de témoignages d’Enfants d’Italiens, car j’étais trop préoccupée par la santé de ma mère et n’avais ni le temps, ni le cœur, ni la tête à l’ouvrage… Et puis aussi parce que même si le sujet (la question de l’intégration et du rapport aux autres, notamment au moment du retour, si retour il y a) m’intéresse beaucoup, j’avais l’impression de ne pouvoir que redire ce que j’avais dit dans Enfants d’Italiens, quelles langues parlez-vous ?. Peur de la redite… Pourtant je reviens sur mon premier refus et ce qui me motive aujourd’hui, et me fais écrire dans l’urgence, étrangement c’est la situation de ma mère qui semble se reprendre…

Ma mère aujourd’hui, dans un dernier exil en quelque sorte, a quitté son village provençal et finit ses jours dans une maison de retraite de la région parisienne près de chez nous. Si elle retrouve des forces, sa mémoire reste martyrisée par le temps et surnagent en elle l’italien et le piémontais dans les douces conversations de l’après-midi où je lui lis le livre de son père, Andrea Botto, Mico, mezzo secolo di storia, di avventure e un naufragio, nelle memorie di un contadino di Lurisia (Edizioni L’Arciere, Cuneo, 1995. Le titre original sur le manuscrit de mon grand-père était Vita vera di un contadino povero et le mot vita vient en surimpression sur le mot storia raturé). Écrire ici, c’est aussi écrire pour elle car c’était elle d’abord l’immigrée. Nous, nous n’étions que des enfants d’immigrés… Ce qui va suivre s’apparente donc tout simplement à un devoir de mémoire.

La douleur d'être étranger

C’est toujours douloureux d’être un étranger dans son propre pays car on est toujours différent des autres, les natifs du lieu. J’ai connu cela dans mon enfance, comme je le disais dans Enfants d’Italiens, quelles langues parlez-vous ? Pourtant j’étais bien française, née en France de parents français… Ma mère l’était par son mariage avec mon père qui l’était devenu, lui, par naturalisation en 1936, quand sa mère devenue veuve avait renoncé à retourner au Piémont et choisi pour sa famille la France où son dernier fils était né.

Mais ce sont surtout mes parents qui ont connu la douleur d’être étranger. Mon père, à onze ans (quand, après la mort de son père, il est retourné en Italie pendant plusieurs mois dans sa famille piémontaise qui s’occuperait de lui pour soulager sa mère), était l’objet des quolibets des enfants. À l’école où il a dû rattraper le niveau et faire plusieurs années en une, on se moquait de lui en l’appelant le Franseizoun. Si bien qu’un jour où il était allé acheter de d’huile pour sa tante, il s’est battu à coups de bouteille avec les garçons qui le prendevano in giro (Franseizoun ! Franseizoun !) et, la bouteille en mille morceaux, il est rentré tout penaud à la maison… C’est un souvenir qu’il m’a toujours raconté pour relativiser cette honte : « petit Français » pour les uns, au Piémont, il était le bàbi pour les autres, au-delà des Alpes, en France. J’évoque ce mot bàbi dans mon texte « Une fille de ritals professeur de français », publié dans Enfants d’Italiens, quelles langues parlez-vous ? et dans son livre, mon grand-père maternel, venu lui aussi comme travailleur sans papiers s’embaucher en Provence dans sa jeunesse, rapporte qu’on le traitait de bàbi de con ou de sale grispì du nom du président du conseil italien de l’époque, Francesco Crispi, mais je n’ai jamais entendu ailleurs cette expression. En France comme en Italie, on moquait son étrangeté, qui était peut-être aussi ce qui lui donnait sa force et sa supériorité… car dans les moqueries haineuses des enfants piémontais, dont certains ne parlaient que le dialecte et avaient bien du mal avec la langue italienne, il entrait bien un peu d’envie pour ce garçon qui n’était de nulle part, mi-Français, mi-Italien, qui parlait une autre langue et qui apprenait si vite la leur, qu’il avait déjà commencé à parler dans sa toute petite enfance.

Ma mère aussi, et à plusieurs reprises, jusque peut-être dans sa maison de retraite de Coubert, là où elle ne s’y attendait plus, a connu la douleur d’être étrangère. D’abord en Argentine où leur père avait émigré dans les années vingt-trente. Pour les gens, elle et ses sœurs étaient les gringuite, les petites étrangères… et leur père le gringo, d’autant plus moqué, par la communauté d’immigrés italiens elle-même, qu’il faisait travailler un Indien de la sierra et qu’il avait pris la défense d’Haïlé Sélassié l’empereur d’Éthiopie contre Mussolini. Gringuita était ma mère dans son village de la Pampa argentine, bàbi elle serait, du moins au début, dans son village provençal où elle allait finir par s’intégrer et vivre pendant près de soixante ans. Contre la honte d’être étrangère, il fallait opposer la fierté d’être française, que rien ne résume mieux que cette phrase de ma mère que j’ai choisie pour titre : « J’ai donné à la France un professeur et un ouvrier, c’est déjà bien, non ? » m’a-t-elle dit lorsque je l’ai interrogée pour une enquête réalisée par Michèle Amar de Michelis dans mon village de Cuges-les-Pins et dont voici un extrait :

Nous parlons souvent avec maman de cette époque : « Ça n’a pas été facile au début, tu sais. Ce n’est jamais facile quand on vient d’ailleurs. Pour nous, tout était différent. Les manières de faire, de s’habiller, de se nourrir, tout était différent. Nous devions changer toutes nos habitudes, donc c’était difficile pour nous de nous intégrer. Mais pour les gens de Cuges, c’était peut-être difficile aussi de nous accueillir, justement parce que nous étions différents. » Qu’on le veuille ou non, être étranger, c’est toujours difficile. Et puis l’étranger inquiète… C’est cela aussi « l’inquiétante étrangeté » dont parlait Freud. C’est finalement l’origine de tous les racismes et de toutes les xénophobies. Oui, parce qu’elle était étrangère, ma mère a vécu, subi même, mépris et rejet. […] « Tu sais, il y a des choses que je n’oublierai pas, des choses qui m’ont fait trop mal… » Elle m’a raconté qu’elles étaient souvent plusieurs mamans à attendre leurs enfants à la sortie de l’école. Certaines avaient la langue bien pendue, et un jour, ma mère a entendu l’une d’entre elles qui s’exclamait : « Mais celle-là, comment ça se fait qu’elle est toujours la première, alors que sa mère ne sait même pas parler français ? » Et une autre, aussi peu charitable : « Peut-être que si elle réussit si bien, c’est parce que sa mère coud les robes de la maîtresse. » (Tous d’ici, brochure réalisée en 2013 par l’Association Cugistoria dans le cadre de « Marseille 2013 », p. 78.)

Le paradoxe de l'intégration

Car ma mère s’est intégrée et pour cela elle a commencé par apprendre le français, par apprendre à bien parler français et sans le moindre accent, sauf avec l’accent de Marseille… ce qui fait que si encore aujourd’hui on se moque gentiment d’elle dans sa maison de retraite, c’est à cause de cette façon de parler qui jure si fort avec le « parler pointu » des autres résidents.

Concernant l’intégration, une chose me paraît importante, pour moi, pour ma famille : une sorte de paradoxe, ou de dialectique, appelons cela comme l’on veut, qui fait que, en même temps qu’il fallait se mêler aux gens du village et ne parler que le français pour s’intégrer vraiment, comme je l’exposais dans Enfants d’Italiens, quelles langues parlez-vous ?, le lien n’était jamais coupé avec la langue italienne et ses gens puisque chaque été nous ramenait pour un long mois au Piémont, dans notre hameau des Botti à Roccaforte Mondovì.

J’y découvrais non seulement l’amour de tous mes parents italiens, la complicité de mes nombreux cousins et cousines, mais aussi la saveur de la culture rock italienne (Bobby Solo avec sa Lacrima sul viso, Adriano Celentano et son Ragazzo della via Gluck que je réécoute avec nostalgie sur Youtube) bien méconnue en France dans les années soixante (racisme latent ?) alors qu’elle était largement diffusée dans les pays de l’Est (si j’en crois le témoignage de mes amis tchèques et le dernier film polonais Ida).

Pour rien au monde nous n’aurions écouté ceux qui nous disaient de renoncer à ces vacances italiennes (« Mais pourquoi vous retournez toujours en Italie ? Vous ne pouvez pas aller ailleurs de temps en temps ? Il y a plein d’endroits où partir en vacances ! »), nous invitant même, comme mon oncle, à économiser (« Qu’est-ce que tu vas dépenser ton argent en Italie ! » disait-il à mon père, ouvrier comme lui, lui qui passait ses congés payés à marcher dans les collines). Nous n’étions pas riches pourtant et le voyage par le train était toute une équipée, mais il y avait la merveille du pays étranger (« Aranciate e birre », criait le vendeur de bibite sur les quais de la gare de Ventimille, je ne me lassais pas d’entendre son cri qui montait dans la touffeur de l’été et il résonne encore dans ma mémoire).

Enfant et adolescente, depuis mon petit village de Provence, j’ai pu ainsi mesurer un pays, une culture, à l’aune de l’autre… comparer, évaluer et comprendre que, contrairement à ce que disaient les gens arriérés qui n’avaient jamais quitté leur Provence natale, la supériorité n’était pas toujours où l’on croyait ; que le Piémont de mes racines avançait plus vite vers la modernité de l’après-guerre puis des années soixante ; qu’il y avait dans le bar-restaurant de notre petit village piémontais déjà un juke-box où l’on écoutait Celentano et où l’on nous laissait sortir le soir pour danser alors que dans mon village provençal ces comportements urbains n’avaient pas encore pénétré. Mon père remarquait qu’à Roccaforte on avait fait une déviation pour permettre au village d’échapper au vacarme de la circulation et de vivre dans le calme alors qu’à Cuges il n’en était pas question. Toutes choses qui me faisaient comprendre cette mobilité, cette ouverture, cette capacité à envisager l’avenir qui me semblaient caractériser la société italienne en pleine expansion dans les années soixante. Et pour cette image positive de l’Italie, je ne peux résister au plaisir de citer une sorte de réécriture hardie du mythe de Gargantua tournant le dos à la France pour mourir et lui préférant l’Italie tant aimée, dans un passage du livre de mon grand-père Andrea Botto. C’est dans les chapitres sur son enfance rude de fils de paysans pauvres. Mico vient d’accompagner sa jeune sœur qui travaille comme servante chez des fermiers inhumains. Elle pleure, il pleure avec elle mais est bien obligé de la laisser partir et, pour se rasséréner un peu, du haut de la colline où il l’a quittée, il contemple le spectacle somptueux de la nature :

Devant lui, la chaîne des Alpes était bien visible et cette vue lui rappela la légende de Gargantua, le plus grand des géants de la préhistoire, qu’il avait entendu raconter par son grand-père maternel Titu Dho. La légende disait que Gargantua, déjà vieux et sentant ses derniers jours arriver, décida de s’allonger sur le dos de façon à ce que son énorme masse serve de protection à cette plaine fertile et à cette terre qui s’avance au sud dans la mer, qu’on appelle Italie, une terre qu’il avait tant aimée parce que c’était le jardin de l’Europe. Ainsi son nez avait formé le Mont Viso, plus bas une autre partie avait formé le Mont Cervin et ses pieds, qui mesuraient sept lieues et avaient si souvent fait le tour de la terre, le Mont Blanc. (p. 21, ma traduction)

En écoutant ce chapitre que je lui lis, ma mère s’émeut de la dureté de la vie de sa famille autrefois (« On était pauvres, pauvres ! ») mais des larmes de fierté pour ce que la famille est devenue la bouleversent (« Ce qu’on était, et ce qu’on est devenus… respectés… tu te rends compte. ») Oui, je me rends compte, c’est aussi pour cela que je l’écris ici.

Un certain détachement

Et c’est précisément ce paradoxe de l’aller et retour entre deux cultures qui m’a donné un certain détachement par rapport à la culture dominante, aux habitudes méridionales et le désir de quitter mon village provençal, si étriqué dans ses façons frileuses de voir le monde.

C’est peut-être aussi ce refus de mes parents de laisser s’anéantir en eux leur culture populaire italienne, piémontaise, paysanne, montagnarde, qui leur a permis de ne pas sombrer dans la régression nationaliste, populiste qui atteint en Provence bon nombre de fils d’immigrés italiens et les rend aujourd’hui hostiles et haineux envers les immigrés maghrébins qui traversent pourtant les mêmes processus difficiles d’intégration que leurs familles ont eu à affronter. Comme le dit Julia Kristeva dans Étrangers à nous-mêmes (Fayard, 1988), cette part d’étrangeté assumée est ce qui ouvre aux autres et nous empêche de nous refermer sur notre communauté, car « l’étranger nous habite » et « de le reconnaître en nous, nous nous épargnons de le détester en lui-même ». Avoir osé affirmer cette part d’Italie en nous, contre ceux-là qui, dans la famille même, nous poussaient à la masquer et à l’oublier, c’est peut-être aussi ce qui nous a rendus forts : cette honte surmontée nous a permis de comprendre la douleur de tout étranger et de prendre une distance salutaire par rapport à toutes les exaltations nationales.

Je pourrais reprendre pour terminer, et presque mot à mot, ce que je disais dans les « Notes de la traductrice » que ma tante Nelida Botto m’avait demandées pour Storie d’emigranti/Histoires d’émigrants (Associazione Artüsin, Roccaforte Mondovì, 2002) où je rêvais que ce livre qui disait les souffrances des immigrés italiens soit une aide pour comprendre les immigrés d’aujourd’hui :

J’ai encore dans les oreilles le slogan que nous scandions fort dans la grande manifestation du Premier mai 2002 à Paris [avant le second tour des élections présidentielles entre Chirac et Le Pen], à laquelle j’ai participé pour défendre la démocratie et les immigrés : « Première, deuxième, troisième génération… nous sommes tous des enfants d’immigrés ! ».

Et comme alors je pourrais rappeler ce très beau poème d’Aragon dans Le Fou d’Elsa (1963), « L’homme du Mardj improvise un poème », où un paysan pauvre de la Vega, la plaine fertile au sud de Grenade, dit à un étranger venu du nord que son pays est prêt à l’accueillir et lui, à lui donner sa fille, alors qu’on est en 1492, à la veille de la reconquête de l’Andalousie musulmane par l’Espagne catholique :

Et si ma fille alors lui ouvre sa robe

Qu’ils prennent plaisir ensemble Ainsi

L’étranger perd jusqu’à la mémoire d’autre chose que l’Andalousie.

Oublier son pays et sa langue, c’est bien la condition réelle et douloureuse de l’intégration mais perdre la mémoire totalement est impossible et toujours l’ailleurs et l’autre langue font retour. Sous la forme de la mauvaise conscience parfois, qui caractérise le retour du refoulé. Mais pour ma part, il n’y a pas de mauvaise conscience, ni de retour impossible ou décevant car l’Italie et sa langue ne m’ont jamais quittée, comme elles n’ont jamais quitté ma mère.

Année de recueillement du témoignage
année de rédaction
Langue de rédaction

De l’art d’épouser qui l’on souhaite épouser, même si le destin vous a fait naître fille dans une famille de paysans piémontais à la fin du XIXe siècle

De l’art d’épouser qui l’on souhaite épouser, même si le destin vous a fait naître fille dans une famille de paysans piémontais à la fin du XIXe siècle

De l'art d'épouser qui l'on souhaite épouser, même si le destin vous a fait naître fille dans une famille de paysans piémontais à la fin du XIXe siècle

J’ai été élevé par ma grand-mère maternelle à Nice (Nizza marittima, disaient mes amis piémontais pour qui il n’y avait qu’une vraie Nice : Nizza Monferrato dite aussi Nizza della paglia). Quand ma mère fut sur le point d’accoucher (au début de 1947), elle décida que la petite charcuterie qu’elle tenait avec une tante et mon père dans le quartier du port rapportait bien assez pour qu’on retirât – je me permets d’employer ce verbe, un peu brutal, car ma mère était une catholique progressiste au verbe haut et incisif et à la poigne sans tremblement – sa mère de la petite fabrique – on disait ainsi – où elle participait au façonnage de chaussures qui ne devaient pas être du haut de gamme. Il est vrai que les conditions de vie de toute la famille étaient depuis toujours si spartiates qu’il suffisait de pouvoir mettre à la disposition de ma grand-mère une petite chambre afin qu’elle s’occupât de moi du soir au matin et du matin au soir. Quant à la nourriture, on s’en remettait à la formule usuelle dans le petit commerce de bouche : « Quand il y en a pour cinq (inclure mon frère aîné et ma présence à venir), il y en a pour six. » Pour ce qui était des vêtements, ma grand-mère portait une robe noire boutonnée sur le col du premier janvier au trente et un décembre – oui, même l’été, à Nice… Elle devait en avoir deux ou trois exemplaires, à peine différentes l’une de l’autre, et à quatre-vingt-dix ans s’obstinait toujours à les laver elle-même à la main (elle n’avait pas confiance dans les machines qui, selon elle, affaiblissaient les fibres et les couleurs et obligeaient ainsi à des dépenses aussi fréquentes qu’inutiles). Elle était née en 1896 dans une assez grande ferme située à l’écart d’un village, San Michele, près d’Alessandria (elle aussi dite della paglia en raison du mortier de terre et de paille – sorte de pisé – dans lequel étaient construites la plupart des maisons). Comme je ne parviens plus, depuis longtemps, à trouver la moindre trace de cette commune sur un document topographique, je dois supposer qu’elle a été littéralement rayée de la carte par la construction d’un énorme nœud autoroutier (celui qui se trouve au croisement de lʼA21 avec lʼA26, me semble-t-il). Pour des raisons que je n’ai jamais pu connaître – mystère des orientations individuelles ? –, ma grand-mère avait commencé, dès sa plus tendre enfance, à développer une haine et un dégoût violents pour tout ce qui pouvait évoquer, de près ou de loin, la campagne. Il y faisait toujours beaucoup trop froid ou beaucoup trop chaud – ce qui est à peine exagéré quand on connaît le climat de sa région natale –, le brouillard à couper au couteau pendant de nombreux mois de l’année vous transperçait le corps jusqu’à la moelle et vous rendait phtisique – inutile d’essayer de lui dire que ce n’est pas très exact du point de vue biologique –, on risquait à tout instant de se noyer dans un fossé ou une rivière ou bien de se rompre le cou en tombant d’une meule de foin ou d’un grenier, de se faire mordre par une vipère et piquer par des moustiques ; quant aux animaux de la ferme, même les plus paisibles a priori, comme les vaches, ils ne songeaient qu’à vous encorner au premier moment d’inattention. Quand elle fut nubile, on décida de la marier au fils de vignerons voisins – cette union compléterait heureusement la production familiale puisque mes arrière-grands-parents ne possédaient aucun arpent de vignes. On, cʼétait mon arrière-grand-mère : quand je regarde l’unique photo d’elle que je possède, je suis fasciné par la beauté de son visage et terrifié par la dureté de son regard qui me donne envie de rentrer sous terre.

 

Son époux était un être bien trop doux pour diriger une ferme et sa population, notamment depuis qu’une grave chute du haut d’une charrette de foin (voir, plus haut, l’une des accusations de ma grand-mère contre cette chienne de campagne) lui avait brisé l’échine : du coup, il s’était paisiblement réfugié dans le rôle – je pense aux nouvelles de Sand et de Nievo – du conteur vespéral et du fabricant de poupées pour les filles – prière, ici, d’imaginer un instant dans quel mépris cosmique son austerissime et redoutable épouse l’avait dès lors définitivement tenu ; comme quoi, il ne suffit pas de tenir un discours, selon l’expression barthésienne, pour tenir le haut du pavé chez soi : il y a discours et discours… Ma grand-mère portait – du moins dans sa famille – le doux prénom de la protagoniste du livret du Barbier de Séville : Rosina. Comme cette dernière, elle pouvait être una volpe soprafina. Ah, sa mère voulait la marier à un bouseux et l’attacher ainsi pour le restant de ces jours à cette glèbe honnie ? Elle allait voir qu’il n’y avait pas qu’elle à être dotée d’une âme en carbure de tungstène et d’une personnalité bâtie à chaud et à sable. Elle décida donc de mettre sa mère devant un fait accompli, irrémédiable et irréversible – du moins, selon elle : se retrouver enceinte des œuvres d’un individu qui n’aurait rien à voir, mais alors vraiment rien à voir, avec la campagne. Justement, le monde étant parfois bien fait pour una volpe soprafina, depuis quelque temps, il y avait dans le coin un charmant garçon qui semblait pratiquer une sorte de nomadisme professionnel dans les métiers du bâtiment – comme nous dirions maintenant. On l’aura compris – ce que femme veut, Éros le peut – ce charmant garçon – il ne se doutait de rien, alors, l’innocent – était destiné à devenir mon grand-père maternel. Il était né en 1892 – donc, quatre ans avant sa potentielle fiancée – dans un patelin de l’arrière-pays vénitien, lui aussi dans une ferme. Autour de 1896, sa famille, qui ne devait pas être loin de mourir de faim, émigra au Brésil – forcément, si j’ose dire – dans l’intérieur des terres de la région de São Paulo où, durant quatre ans, elle se nourrit de tatous et de cabiais – façon pudique et détournée de dire qu’elle mangea de la vache enragée – et rentra ensuite, la queue basse, au pays natal. Comme ma seule source d’information en la matière était mon grand-père et que celui-ci – plus fort que Tabucchi, sur ce plan là – avait la mémoire complètement laminée par son imagination, il me fut impossible de savoir pourquoi exactement ses parents, au retour, s’arrêtèrent dans le sud du Piémont. Je suppose – mais je suis très ignorant, je l’avoue, en matière de flux migratoires – qu’une fois que le paquebot les eut débarqués, plus miséreux que jamais, à Gênes, ils allèrent déposer leur maigre balluchon dans la première campagne qui pût leur rappeler vaguement la leur et leur permettre de se proposer comme force de travail – et la Ligurie avec ses horticulteurs et floriculteurs – voir, à ce sujet, un intéressant chapitre de la version longue de La speculazione edilizia de Calvino – dut leur sembler bien trop chic et même un peu un peu trop chichiteuse. Mon futur grand-père était alors ce qu’on est convenu d’appeler un joli garçon qui songeait essentiellement à prendre le plus de bon temps possible, le dimanche, en compagnie de camarades de travail avec lesquels il dépensait sa semaine dans des guinguettes (ou équivalents) des environs – on a compris que je cite, indirectement, cette langue de vipère qu’était, dans cet exercice mémoriel, mon adorée grand-mère. Surtout, il portait autour du cou – je le vois, ou plutôt, le devine, sur une photo de l’époque, évidemment en noir et blanc, prise sous la tonnelle d’un caboulot – un petit foulard rouge noué autour du cou – le genre Renaud, première manière. Socialiste, le grand-père ? Non, ni conservateur au demeurant : scandaleusement individualiste – le petit foulard rouge ne pouvant honnêtement être présenté, vu sa dimension, comme un linge permettant d’essuyer sa sueur, je suis forcé d’en conclure que Dieu ou Aphrodite avait suggéré à mon aïeul cette pure coquetterie afin d’attirer l’œil de ma grand-mère. Mais l’essentiel, on l’a compris, était que ce charmant garçon n’avait manifestement rien à voir avec la campagne : on ne pouvait savoir dans quoi on s’embarquait en le suivant mais on ne finirait certainement pas dans l’eau boueuse des fossés d’irrigation. Ma grand-mère le convainquit donc – version tout à fait officielle, maintes fois attestée dans le roman familial – de s’étendre avec elle sur un virginal et épais manteau de neige fraîche non loin de la ferme natale. Pourquoi, me direz-vous, ne pas attendre le printemps ou, plutôt, la fin du printemps pour pratiquer ce genre d’activité vieux comme le monde ? Peut-être songez-vous, ici, à une scandaleuse réplique concoctée par Michel Audiard pour les dialogues du film de Miller Garde à vue ? (âmes sensibles et élégantes, passez votre chemin, au moins jusqu’à la phrase suivante) : « Bander par un froid pareil, faut ʼl faire ! » Vous pensez bien que dès que je me sentis assez alerte psychiquement et verbalement pour avancer cette question, frileuse et misérablement conventionnelle, face à ma grand-mère (disons : dans les années soixante), je le fis. Et vous pressentez la réponse : il y a des choses qui n’attendent pas (le fils du vigneron était une menace terrible que vous avez tout à fait le droit d’associer à un éventuel désir on ne peut plus naturel de ma chère grand-mère : on n’agit pas toujours, heureusement, en réaction négative par rapport à une crainte fondée ou imaginaire). Au meilleur moment de cette rencontre – rêvons un instant –, se fit entendre un bruit caractéristique (ne m’objectez pas que lorsqu’on est « dans cette situation-là » on n’entend plus rien en provenance du monde extérieur : j’essaie seulement de reproduire, le plus fidèlement possible, la narration obstinée de mes grands-parents). El vapur ! Mais oui : la couche de neige était si épaisse qu’elle avait fait perdre au paysage environnant ses formes repérables et les deux adolescents – le substantif vaut surtout pour ma grand-mère qui avait alors l’âge statistiquement réglementaire pour ce déduit-là, à savoir seize ans – s’étaient allongés sur la voie du chemin de fer. Comme le train, à cette époque-là, n’avait rien d’un TGV dans son allure, ils avaient eu largement le temps de se sauver en glissant du remblai dans le fossé. J’entends encore le merveilleux éclat de rire de mon grand-père, la première fois que j’osai lui demander – en quels termes alambiqués ? – confirmation de l’anecdote. Oui, cela s’était bien passé ainsi. Oui, ma grand-mère était déterminée à tout (ou presque) pour échapper au bouseux vigneron. Même, précisa le grand-père, que lorsqu’el vapur eut passé son chemin avec son train de sénateur, la jeune fille obligea – grand-père, voyons, nous frisons là la misogynie… – son partenaire à remonter sur le talus (la neige avait dû demeurer entre les rails) pour reprendre l’activité en question afin d’augmenter les probabilités de survenue d’une grossesse à mettre sous les yeux ulcérés de mon arrière-grand-mère. Malgré tous ces efforts, la grossesse n’arriva pas cette fois-là mais ma grand-mère put agiter assez violemment son spectre sous les yeux maternels pour échapper à la campagne maudite et emporter haut la main le charmant garçon au foulard rouge. Ce petit foulard rouge, objet a priori frivole sinon futile, va jouer, que cela me plaise ou non, un rôle certain dans la dramaturgie qui préside à ma triste apparition en ce monde de larmes. Et quand le hasard fit que le premier texte qu’on me donna à étudier de façon un peu approfondie au début de mes études universitaires fut l’archicélèbre nouvelle de Verga Cavalleria rusticana, je me dis, lorsque j’arrivai au passage dans lequel le narrateur raconte que la nappa del berretto de Turiddu aveva fatto il solletico dentro il cuore de Santa : « Finalement, c’est de là que je viens, en quelque sorte… ».

 

Dix années passent. Je vous entends : pour un ancien directeur de recherche, c’est un peu vague comme indication. Mais ma seule source familiale à peu près fiable, ma mère, était une enfant à l’époque : impossible d’avoir une date précise (ma mère est l’une des rares personnes au monde qui fût capable à mes yeux, en toutes circonstances, d’avouer très simplement son ignorance). Seule certitude : nous sommes autour de 1920. Mes grands-parents vivent en ville, à Alessandria (je n’ai jamais osé demander à ma grand-mère si c’était vraiment mieux qu’à San Michele). Ils travaillent en usine. Surviennent des mouvements sociaux. Rien à tirer de mon grand-père, toujours dans les années soixante, quand je commence à devenir un italianiste en culottes courtes et essaie, petitement, de compléter les informations livresques par des confidences intrafamiliales. Son système de vie à base d’éclats de rire pagnolesques et de clins d’œil malicieux ne connaît plus aucune faille : je n’obtiendrais de lui, si je m’avisais d’insister, que des galéjades car il a banni de sa vie tout ce qui peut être un tout petit peu sérieux : il dit laisser cela aux femmes (à son épouse et, surtout, à sa fille qui, à l’entendre, tient au plus haut la bannière du matriarcat) et grand bien leur fasse ! Donc, écoutons ma grand-mère. Dans son cas, ce n’est pas l’imagination qui terrasse la mémoire mais l’idéologie (si, si, pour une fois, vraiment dans l’acception marxienne de la notion ou du concept, comme vous voulez – et que lui jettent la première pierre toutes celles et tous ceux qui sont persuadé(e)s n’être jamais trompé(e)s par l’idéologie). « Tu connais ton grand-père : toujours à faire le mariole. Les patrons ont fermé les usines. Les ouvriers les ont occupées et ont cru pouvoir les gérer eux-mêmes et se passer des patrons ! » J’ouvre une parenthèse littéraire : j’ai pensé à elle, immédiatement, la première fois que j’ai lu, dans Senilità, le passage, sans doute en grande partie autobiographique, où le protagoniste socialisant de Svevo doit s’avouer vaincu par la réaction d’Angiolina, fille du peuple qui méprise le peuple car « les ouvriers sont tous des fainéants ! » – je cite de mémoire. « Très vite, les ouvriers n’ont plus reçu d’approvisionnement et, de toute façon, ils se disputaient entre eux et ne savaient pas comment on dirige une entreprise ! Ils ont bien dû abandonner l’usine les uns après les autres. Quand Dieu voulut, les patrons ont commencé à rouvrir les usines et à reprendre les ouvriers mais très prudemment : d’abord les plus dociles et ceux qui ne s’étaient pas fait remarquer. Puis ceux qui faisaient, sincèrement ou non, amende honorable. Les autres sont restés sur le carreau, à commencer par ton grand-père ! » Elle sortait alors une vieille photo bien jaunie qu’elle a fini par détruire hélas et je m’accuse ici de ne pas avoir songé tout de suite à la lui piquer car j’aurais dû me douter du sort qui attendait ce document entre ses mains. On y voyait une cour et un fronton d’usine de taille modeste. Un peu partout, des ouvriers regardant l’objectif. En haut, au milieu, juché à la pointe sommitale du tympan de la façade, se tenant nonchalamment à une sorte de hampe dans une posture déhanchée, presque maniérée, un sourire suavement vénitien aux lèvres, mon grand-père avec, autour du cou, son fameux foulard… « Rouge, le foulard ! » précisait ma grand-mère en haussant le ton et en me regardant bien droit dans les yeux car elle m’aimait beaucoup, j’en suis persuadé, comme elle aimait son cabochard d’époux, mais était persuadée que je tenais de lui, précisément, et donc que j’étais toujours con la testa nel sacco, incapable de me concentrer et de suivre jusqu’au bout le moindre raisonnement, en sorte que sa fille avait tort, un torto marcio, de s’obstiner à vouloir prendre une revanche sociale en faisant de moi un professeur car, étourdi et vain comme j’étais, je ne pourrais, avec ce métier, que faire mon propre malheur et, bien pire, le malheur d’innombrables élèves… À la suite de ce lock-out finalement réussi, mes grands-parents émigrèrent clandestinement et nuitamment – récit apocalyptique de ma mère retrouvant miraculeusement la mémoire pour ces moments-là – vers Nice où se trouvait déjà un autre esprit vain et cabochard, mi-ligure (Bordighera et Sanremo) mi-piémontais (Asti), que le destin facétieux avait placé sur le chemin de ma mère exactement comme Svevo mit Zeno face à Augusta dans un couloir fatal.

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De Boves (Piémont) à Antibes. Trois histoires d’émigrantes

De Boves (Piémont) à Antibes. Trois histoires d’émigrantes

De Boves (Piémont) à Antibes. Trois histoires d’émigrantes

À Boves, l’émigration vers la France au tournant du XXe siècle était très fréquente, surtout pour ceux qui vivaient dans la partie montagneuse de la ville. Dans certains cas, il s’agissait d’une émigration saisonnière généralement liée, pour les femmes, à la cueillette des olives, des fleurs, et, pour les hommes, aux activités horticoles, à l’entretien des jardins et à l’élevage des ovins. Mais on pouvait partir aussi avec l’intention de s’installer définitivement ailleurs.

Marietta

Le hameau Cerati est constitué d’un groupe de quelques maisons, d’habitation isolées au milieu des bois et de quelques vignobles, une zone plutôt pauvre qu’on surnommait, pour cette raison, ‘l cantun et poca paia. À la fin du XIXe siècle, y vivait une famille très nombreuse et, à l’époque, il était difficile pour les parents de subvenir aux besoins de tous ces enfants. Le père écrivit ainsi à sa sœur Caterina, dite Catlina, émigrée depuis plusieurs années à Antibes et qui travaillait comme domestique dans une famille, pour lui demander d’aider sa fille Marietta, âgée d’à peine neuf ans, à trouver un travail.

Ils se mirent d’accord sur le jour de départ et, approximativement, sur l’horaire d’arrivée de la petite fille. Marietta fut accompagnée à la gare par son père qui lui avait recommandé d’écouter attentivement le nom des gares où le train effectuerait des arrêts et de descendre quand elle entendrait Antìbu. Peu de gens étant alors capables de lire les panneaux, le nom des gares était annoncé à haute voix.

Marietta prit place dans le train avec son baluchon, tenant à la main un mouchoir noué dans lequel sa mère avait mis quelques tranches de pain et des figues séchées.

Marietta n’avait jamais voyagé en train et n’avait aucune idée de la durée du trajet, ainsi, dès la première gare, à Roccavione, elle bondit sur ses pieds, croyant être arrivée, et la même scène se reproduisit à chaque fois qu’elle entendait une annonce. Le voyage semblait interminable. Elle arriva à destination dans la soirée, alors que la nuit tombait, et ne trouva pas tout de suite sa tante. Finalement, en sortant de la gare, elle vit une vieille femme assise sur le bord du trottoir. Juste le temps de l’observer et elle prit son courage à deux mains pour lui demander si elle était magna Catlina ; celle-ci répondit que oui.

Marietta devint domestique et travailla dur toute sa vie. Elle n’a probablement jamais fait fortune parce que, quand ma mère l’a rencontrée, elle était déjà plutôt âgée et était toujours au service d’une famille de Cannes.

Lucetta

Lucetta vivait avec ses trois sœurs et ses deux frères dans le hameau Cerati. Trois des filles, dont Lucetta, étaient nées avec un problème aux jambes, qui les faisait boiter. Lucetta vint apprendre la couture dans l’atelier de ma grand-mère, Cumina la sartura, comme le faisaient alors beaucoup de filles dès la fin de l’école primaire. Malgré ses problèmes de santé, elle était joyeuse et sympathique, toujours de bonne humeur. Elle ne prêtait pas trop attention à son handicap et, plutôt que de se faire plaindre, elle ne dédaignait pas d’accepter une danse ou une promenade en montagne.

Après les années difficiles de la Seconde Guerre mondiale, elle connut un garçon qu’elle décida d’épouser. Hélas, aucun des deux n’avait de travail leur permettant de joindre les deux bouts. Ainsi décidèrent-ils d’émigrer en France, même si à cette époque c’était une entreprise ardue, puisque de toutes les personnes qui s’y essayaient, beaucoup étaient obligées de revenir sur leurs pas.

Ils se mirent en contact avec un chauffeur de taxi qui les accompagnerait jusqu’à Limone, puis ils continueraient par les sentiers de montagne, pour éviter les douaniers à Tende, puisqu’ils n’avaient pas de passeport pour l’étranger. À Nice ils rencontreraient la sœur du chauffeur de taxi, qui les accueillerait et qui leur trouverait un travail et un logement.

Ils marchèrent longtemps, sans chaussures adaptées, les pieds douloureux. Malheureusement, après plusieurs heures de marche, ils tombèrent sur une équipe de douaniers qui patrouillait le long de la frontière. Ils furent alors obligés de faire marche arrière et d’abandonner leur projet.

Cependant, ils ne se démontèrent pas, attendirent quelques mois, demandèrent conseil pour mener leur voyage à terme et, effectivement, ils y parvinrent.

Au début, ils acceptèrent de faire des travaux très humbles, mais avec le temps ils trouvèrent une bonne situation en tant que gardiens et jardiniers dans une villa de Cannes, propriété du célèbre Picasso.

Caterina

À l’âge de dix-huit ans, la cousine Caterina fut mariée à un garçon du nom d’Amedeo, bien plus âgé qu’elle. Il habitait en France depuis quelques années et avait fait savoir dans le village qu’il avait une bonne situation. Le mariage avait été arrangé par leurs parents qui étaient voisins. Caterina n’était guère convaincue : elle ne voulait pas se marier si jeune. Elle ne connaissait pas le marié et en plus, vu qu’elle était très belle, elle avait plusieurs prétendants qui lui faisaient la cour. Mais personne ne tint compte de ses hésitations et elle fut contrainte d’accepter la décision de ses parents.

Elle fit la connaissance d’Amedeo quand il vint préparer les documents nécessaires pour le mariage. Ce fut une grande déception : il était petit et laid, avec un nez beaucoup trop grand et il n’était même pas sympathique. Elle pleura toutes les larmes de son corps, mais désormais tout était préparé et le mariage aurait bien lieu.

Un repas un peu plus abondant que d’habitude suivit la cérémonie, mais les époux durent partir au milieu de la noce pour prendre le train pour Antibes.

Ils voyagèrent jusqu’au soir et quand ils descendirent enfin à la gare d’Antibes, Amedeo dit à Caterina de l’attendre et alla chercher une charrette pour transporter le trousseau et les maigres bagages. Ils poussèrent la charrette jusqu’à l’habitation d’Amedeo, une petite maison peu confortable dans le vieil Antibes. Caterina, fatiguée et déçue, s’abandonna à de longs pleurs, s’attirant ainsi les foudres du marié qui se fâcha et, de rage, lui arracha son voile blanc qu’il déchira en mille morceaux ! Le lendemain, il l’envoya travailler en tant que femme de ménage et personne à tout faire chez une voisine qui avait une petite boutique d’articles ménagers, en échange de quelques assiettes et casseroles. La première tâche consistait à laver le sol carrelé, mais Caterina, qui avait vécu dans une maison avec un sol en terre battue, ne savait pas comment le nettoyer. Elle versa le contenu du seau sur le sol et son travail ne fut guère apprécié par la signora qui se mit en colère et la gronda. Caterina essaya d’écrire à ses parents pour expliquer sa situation, mais Amedeo découvrit la lettre et la déchira. Elle savait que sa famille ne la reprendrait pas à la maison, puisqu’à l’époque on disait qu’une fille qui revenait aurait mieux fait de ne pas être née (na fia turnӧ l’è mei che a sie nen nӧ) ; elle se résigna donc et, petit à petit, elle trouva sa place, se lia d’amitié avec d’autres filles du village émigrées à Antibes, trouva un travail de domestique et dame de compagnie chez une femme riche pour laquelle Amedeo était chauffeur et jardinier. La vie conjugale de Caterina fut plutôt turbulente, alternant des périodes de litiges et tromperies de la part d’Amedeo avec des moments plus sereins. Elle rentra passer sa retraite en Italie quand elle décida de se séparer de son mari et vécut quelques années dans la petite maison à Boves qu’elle avait achetée en faisant bien des sacrifices.

Les histoires de Marietta, Lucetta et Caterina font référence à des faits qui sont réellement arrivés à des personnes qu’a connues ma mère, Maria Lucia Giordanengo, née à Boves le 25 août 1932.

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Les silences de Guizèpe

Les silences de Guizèpe

Jusqu’en 1922, il s’était appelé Giuseppe, mais une fois installé en France, le phénomène est banal, il deviendrait pour la plupart Guizèpe, ou — pour ceux qui feraient maladroitement l’effort de tenir compte de son origine, pour lui marquer sans doute du respect — Guïzépé. Et pour l’état civil, quand il prendrait la nationalité française, Guiseppe.

Il avait sept frères et sœurs : deux sœurs plus âgées que lui, il était l’aîné des garçons. Aussi, quand ses parents, ne pouvant plus faire face à la pauvreté ordinaire — exacerbée, j’imagine, par le désastre du Premier Grand Carnage — d’une famille vénète de paysans sans terre, décidèrent d’envoyer ou de laisser partir la moitié de leurs huit enfants vers une terre promise, c’est lui, l’aîné mâle, qui prit le commandement de l’expédition. Enfant, sans rien savoir encore, j’ai toujours senti que Maria, la sœur aînée, et Vittorio, le frère cadet, avait pour Giuseppe un respect craintif, que je devinais excessif, et je présume qu’il en allait de même pour Agnese, l’autre sœur, morte avant ma naissance.

Giuseppe était né à Montebello, province de Vicence, en 1900 tout rond. Il avait donc 22 ans quand Mussolini prit le pouvoir, et qu’avec ses deux sœurs et son frère, et baluchons respectifs, lui-même prit la route pour la France. L’epos familial y gagnerait en lustre, mais, hélas non, il n’en est rien : les raisons qui le poussèrent hors d’Italie n’étaient décidément pas politiques. Ce que je sais de lui me porterait même à supposer que, comme tant d’autres émigrés italiens, il se sentit fier que son pays gonflât le torse pendant les années que dura le fascisme. Et fier d’autant plus qu’il y avait une revanche à prendre, et chaque jour à reprendre : sur sa terre d’élection, celle des droits de l’homme, de l’égalité, de la liberté, de la fraternité, il se découvrait, comme tant d’autres émigrés, citoyen de troisième rang : prolétaire, mais pauvre rital ou sale macaroni.

C’était, je crois, un homme très orgueilleux, terriblement orgueilleux, on verra bientôt à quel point. En France, il cessa vite de parler italien, apprit le français, un français soutenu, nourri de lectures nombreuses, qu’il écrivait sans fautes et qu’il parlait, quand je l’ai connu, pratiquement sans que rien dans son accent le trahisse ; contrairement à son frère Vittorio-Victor, qui roulait bellement les r et disait imperturbablement chevaux pour cheveux, et à sa sœur Maria qui, n’ayant jamais travaillé en dehors de chez elle, n’ayant pas eu de véritable vie sociale, s’était forgé une langue unique (mêlant en des proportions mystérieuses quatre ingrédients : le dialecte de son village natal, l’italien, le français, et un zeste de patois jeumontois), une langue que seuls ses proches entendaient, et qui est morte avec elle. C’est par orgueil aussi, peut-être ou en partie, que Giuseppe épousa Aline, une institutrice de la ville de Jeumont, Nord, où son frère et lui avaient trouvé du travail dans le grand laminoir des forges de Schneider, Jeumont-Schneider comme on peut lire encore sur certaines plaques d’égout en fonte. Aline, qui avait perdu son premier mari dans la tourmente de la Première Grande Boucherie, heureuse d’en trouver un second, plus jeune qu’elle de neuf ans et bien beau gosse, comme j’ai pu constater sur des photos de ce temps-là. Et pour lui, l’immigré, l’ouvrier et ancien bracciante, une promotion sociale indéniable : institutrice, maîtresse d’école, c’est que ça n’était pas rien ; et Aline deviendrait bientôt la directrice de son école, autant dire, à l’époque et dans une petite ville, une notable. Avoir conquis une prêtresse de l’école laïque et républicaine, c’était un peu comme posséder le savoir et la France.

En somme, Giuseppe ne demandait pas mieux que de devenir Guizèpe, que de racheter des origines dont, en France, il devait avoir honte (quitte à aller, quand il pouvait, jouer les grands seigneurs dans son village, avec sa paie d’ouvrier valorisée par le taux de change) : ses deux enfants, son fils Daniel et sa fille Lucie, ne l’entendirent qu’exceptionnellement parler l’italien (ou le dialecte de son pays), et durent l’apprendre par eux-mêmes, une fois adultes. Et c’est pour cette raison encore, certainement, qu’il réagit si mal quand sa fille, institutrice à son tour, lui annonça qu’elle était amoureuse de Peppe le soudeur à l’arc : accepter dans la famille un autre Giuseppe, moins enclin à se franciser, un autre ouvrier, un autre immigré, c’eût été déjà demander beaucoup ; mais accepter qu’il fût napolitain, c’était demander trop. C’était comme annuler d’un coup les efforts de toute une vie. Pire : c’était voir sa descendance descendre un cran plus bas que celui dont lui, Giuseppe, était parti, pour devenir Guizèpe. La Lega Nord n’existe politiquement que depuis quelques années, mais ses racines sont bien plus anciennes. Guizèpe cracha son mépris au visage de sa fille (ce verbe, d’après ce qu’elle m’a raconté, n’est pas ici par pure métaphore), la traita de putain, et la renia. Guizèpe était un homme très orgueilleux, monstrueusement orgueilleux : de ce jour, jamais il ne revit sa fille, il ne connut aucun des trois enfants qu’elle eut avec son Peppe, et personne ne l’entendit jamais plus prononcer le nom de Lucie. Aline rencontra désormais sa fille en secret, et, mon père s’étant conformé à la loi paternelle jusqu’à l’absurde, je ne connus Lucie, ma tante, qu’à l’enterrement de Giuseppe ; et quelques temps plus tard David, Manuela et Valérie, mes cousins, et un peu plus tard encore, leur père, Peppe, qui fut toujours à mon égard d’une courtoisie remarquable. Il faut dire (mais je l’avais ignoré) que ma mère, Nelly, avait elle aussi fréquenté Lucie en cachette, bravant avec Aline le diktat mâle.

Giuseppe mourut en 1973, la gorge trouée par le cancer, mangée par les mots qui depuis tant d’années tournaient comme des oiseaux fous dans la cage de son larynx. Certainement, le paquet quotidien de gauloises et les vapeurs méphitiques du métal en fusion y furent aussi pour quelque chose, mais il ne faudrait pas tenir pour rien la puissance ravageuse du silence : c’est elle qui sut mobiliser du côté des causes objectives d’efficaces complicités rongeuses.

Quoi qu’il en soit, je me représente aujourd’hui la fin misérable de Giuseppe comme un retour en force du refoulé : refoulé familial (sa fille privée du droit de cité, et d’être citée, parce que tombée aux mains d’un terrone), refoulé ethnique (ses origines escamotées ou masquées en France), refoulé linguistique (sa langue qu’il se refusait à parler) et refoulé social (sa condition d’ouvrier transcendé par un mariage avantageux). Et je vois donc Giuseppe, qui fut pourtant (mais je devrais dire, car il y a une logique : qui fut donc) une sorte de bourreau dans son foyer, comme une victime de l’immigration, de ses violences symboliques et réelles. Si dans mon jeune âge, dans les années soixante, on m’appelait encore (sale) macaroni, que n’entendit-il pas, lui, pendant les cinquante ans qu’il vécut en France ? Que ne dut-il pas avaler ? Que d’insultes et d’humiliations – subies et infligées – qui lui restèrent en travers de la gorge ?

On ne peut juger excessif de considérer son cancer comme symptôme d’une intégration trop bien réussie, c’est-à-dire payée du prix de trop de sacrifices de soi, qu’à considérer qu’il y a une réalité matérielle certaine et connue, une physiologie dont s’occupe par exemple la médecine occidentale, tandis que le reste n’existe que dans l’imaginaire. Mais la ligne de partage entre ceci et cela ne tient guère. Autant et davantage que les cigarettes qu’il fuma, les silences de Giuseppe furent des faits et des causes matérielles.

Giuseppe, on l’aura compris, était mon grand-père paternel. Je l’appelais nonò. Je n’avais pas beaucoup d’affection pour lui, que je n’ai guère connu qu’emmuré dans son mutisme colérique, qui me faisait peur. J’avais douze ans lorsqu’il est mort, et depuis six ans déjà, un voile de gaze blanche occultait le puits affreux par où il respirait désormais, autant qu’il en signalait l’emplacement. Je me souviens de son énervement lorsqu’il tentait, avec ses mots soufflés, de me dire quelque chose que je ne comprenais pas à l’instant. Je me souviens de sa souffrance, dont les raisons n’avaient pas encore commencé à m’intéresser vraiment, qui se manifestait souvent dans des gestes méchants qu’il lançait à mon frère, des mots cruels susurrés à ma mère. Je crois qu’il m’épargnait parce que j’étais l’aîné de ses descendants reconnus (des trois cousins que je me découvrirais après sa mort, ses petits-enfants eux aussi, deux seraient plus âgés que moi). Il m’épargnait mais je n’avais pas beaucoup d’affection pour lui. Il était injuste, et les enfants savent reconnaître l’injustice et l’abhorrent. Je me souviens n’avoir ressenti aucune tristesse face à son lit de mort, mais une sorte de soulagement, pour lui, pour moi, pour tous. Tandis que je pleurerais longuement, deux ans plus tard, quand mourrait Vittorio, ziò Victor, aussi chaleureux et aimant que son aîné avait été froid et dur.

Mais à travers mon père, Giuseppe m’avait transmis un nom, mon nom, qu’il avait préservé dans sa prononciation d’origine : enfant déjà, je reprenais les enseignants qui, en début d’année, m’appelaient Miléchi : « on dit Mileski, m’dame », « ça s’prononce Mileski, m’sieur ».

Et par un bel effet du hasard objectif, après avoir voulu opter pour le grec ancien en quatrième (mais faute d’un nombre suffisant d’hellénistes en herbe, le cours ne serait pas ouvert), c’est l’année même de sa mort que je devais commencer à apprendre, à défaut du grec, l’italien. Et à aimer aussitôt l’italien. À retenir sans peine listes de mots, conjugaisons et règles de grammaire italiennes. À très vite parler couramment cette langue étrangement intime, à la surprise enthousiaste de mon enseignante. Par ma voix d’enfant, est-ce la voix étouffée de Giuseppe qui voulait parler ? Dire dans sa langue à lui ce que dans sa vie d’homme il avait été contraint de taire, de ravaler, ou de dire dans une langue aliénée, aliénante ? Certainement. Ce qui nous fait n’est pas tout entier contenu dans le périmètre de notre existence personnelle. Nos racines sont plus anciennes, et nos raisons plus mystérieuses. Et la voix qui nous porte.

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Ma ville invisible

Ma ville invisible

– D’una città non godi le sette o le settantasette meraviglie,
ma la risposta che dà a una tua domanda.
– O la domanda che ti pone obbligandoti a rispondere.
Italo Calvino

 

Sortilège !
Que suis-je et où vais-je ?
Sortirai-je
Vif de cette terre ?
Marina Tsvetaieva

 

Au début de la deuxième partie des Villes invisibles, Kubilay Khan demande à Marco Polo : « avances-tu avec le regard tourné toujours en arrière ? ne vois-tu donc que ce qui est toujours derrière toi ? ». Marco dit : « le passé du voyageur se transforme selon l’itinéraire suivi ».

Les Villes invisibles sont, en un sens, la plus belle œuvre d’Italo Calvino, un hymne à la géographie intérieure, une feuille de route à l’intention de tous les désorientés, de ceux qui doutent de la solidité de l’espace et n’ont de mémoire et d’affection que pour le temps et ses cadences. Vingt ans à Naples. Neuf ans à Dijon. Deux à Lyon. Deux à Toulon. Deux étapes à Londres et à New York. Avanzo col capo voltato sempre all’indietro et je suis de ceux qui tapissent leur appartement de cartes géographiques pour tenter de savoir où ils se trouvent. Je déteste l’exténuant métier du touriste. Je me perds même sur un sentier tout droit. J’ai beau étudier minutieusement les cartes à toutes les échelles, établir scrupuleusement les rapports de voisinage, compter les méridiens, arpenter constamment du regard ces représentations parfaites de notre planète punctiforme, admirer les proportions, calculer les distances. Mais dès que je détourne les yeux, les confins se referment à nouveau. Rares sont les images qui échappent à ces sinistres, figées et isolées dans une mémoire incapable de se souvenir du dédale des lieux – je préfère Icare à son père.

Le statut d’étranger a alors beaucoup d’avantages. Celui de mettre une fois pour toutes le réfugié à l’abri du devoir sacré de faire visiter aux amis touristes sa ville natale n’est pas le moindre. Personne n’habite une ville « visible ». À Toulon, on retrouve aisément l’agressive impatience des Napolitains, leur disgracieuse manière d’être toujours pressés et, près du port, par une étrange transposition du vécu, je crois souvent être encore à deux pas du Castel dell’Ovo. Londres est restée longtemps la ville implicite dans mes représentations urbaines et Naples ce que Venise est pour Marco dans les récits qu’il tisse pour le Khan (et dans lesquels d’ailleurs sa ville natale imperceptiblement se dilue et se perd) : le répertoire d’images à partir desquelles il forge de nouveaux instruments pour parler du fruit de ses expéditions, des découvertes, des échanges et, essentiellement, de son désir de repartir, car...

 

...anche a Ipazia verrà il giorno in cui il solo mio desiderio sarà partire. So che non dovrò scendere al porto ma salire sul pinnacolo più alto della rocca ed aspettare che una nave passi lassù. Ma passerà mai? Non c’è linguaggio senza inganno. (Italo Calvino)

 

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Col bacio ultimo MCMIX

Col bacio ultimo MCMIX

Les Adelaide, les Simona, les Carlotta et Giuseppina, les Ada et Argia et Chiara, Ester aussi et Esterina, et même une Faustine – et la infelice moglie di Oscar Wilde (dans le cimetière protestant)

– et le panthéon d’Agrippa là-bas et son bosquet régulier semé de mausolées réguliers – et les bosquets irréguliers à chapelles romaines régulières visibles, hors verdure à mi-colline, d’une bretelle est d’autoroute Aurelia – et ces listes de soldats de vingt guerres (on s’y perd) et ces tankistes italiens tombés d’un mauvais côté, noirâtre et plâtreux, d’oasis à El Alamein – et le monument néoclassique à Mazzini – et le Silence étrécissant ses lèvres nues d’un doigt furtif – et cette Pitié énergique appuyée d’une ancre haute – et cette façon, bedonnante, d’orateur du Risorgimento à barbichette et redingote qui eut pourtant lui aussi ses hontes, ses palinodies, comme nous tous, et même ses amours

– et les tumulus de glaise, et les carrés de concessions trentenaires échus en cours d’exhumation – et cette Iris (1920-2002), cette Iris épouse Vaccina à permanente bouclée de buraliste – et ces vieillardes réalistes sculptées, quasi photographiquement, par le ciseau hellénistique et renfrogné d’Orengo – et ces allégories mamelues à longueur de portiques inférieurs, supérieurs, au ponant, au levant, couverts comme des galeries de musée, où coulissent de hautes échelles de bibliothèque (on se demande bien pourquoi, sinon pour rafraîchir l’inscription d’un ultime tombeau entassé là-haut, sur une dizaine d’autres, sous la voûte) – et le solécisme d’une épitaphe de bronze sur l’amour plus fort que la mort – et cette Mélancolie éplorée de la tombe Ammirato, pliée, assise, tête dans les mains et chevelure infinie coulant depuis la nuque à revers comme une fine cataracte – et le nocher bien empenné, arqué sur les voiles de l’esquif qu’il cargue, presque plus haut qu’elles, pour conduire de tout son poids de muscle nos vies jusqu’au havre ultime avec notre ultime poids de cendre – et cet éphèbe alexandrin à cithare biblique de bois prise de dos (une moitié de joug) et dont une lanière fine sépare la chevelure d’albâtre en deux étages – et cet Ange-femme à crinière, très larges hanches et poitrine mi-nue ressuscitée du bris très rythmique d’un reste de croix au sol (telle cette Pâque noir funèbre, gris funèbre et blanc défroissé du peintre Celesti l’autre jour, à Desenzano, dont un Archange musculeux, parmi d’autres à l’écart et comme pour les en protéger, contrait à mi-chute la dalle de haut marbre du Sauveur, invisible, en train d’éclater)

– ah et toi, enfin nue, sans croix, avec tes seins nus de marbre noir (à galbe lisse et dur comme du fer sous mes doigts et pointe ronde sous mon doigt), abandonnée, presque cambrée, hors d’une houle noire, sous ton pœcile, dans les bras d’un dieu puissamment inachevé et, de dos, presque infernal, comme l’amour, lequel

Col bacio ultimo

Qui la salma depose

Di

Maria Francesca Delmas

mcmix

– puis le sombre jardinet juif, à palmier désert, derrière sa mastaba, sans allégorie ni statue mais, sous leur dalle hébraïque, la nommée Venise avec son David (ou le nommé David Venise) – puis l’allée évangélique (un mail en courbe à premier nom allemand) – puis, à l’autre bout, le terrain à ciel toujours ouvert des sépultures imprévues avec son cent de tas de glaise neufs, sa pelleteuse jaune Komatsu et ses traces de chenilles sur le l’emblavure meuble – puis la chapelle ardente, à la sortie du cimetière, sans personne, que neuf cercueils blonds à roulettes chargés de gerbes (neuf d’un côté et sept en face), poussés jusques ici depuis quelques jeunes hôpitaux dans une bise brune de crésyl et leur senteur âpre de branchages cassés à sève mortuaire et macérée – puis, devant la sortie monumentale, l’étal aux fleurs avec cette autre odeur (hors saison) de chrysanthèmes sans chrysanthèmes – de mimosa sans mimosa – de muguet sans hampe ni clochette – de roses peintes d’une flamme de rose – et de vrais tournesols (astre, noir, d’où s’irradie à l’infini la blancheur grenue d’un jeune feu)

– et puis moi, enfin, là, passée la sortie, dans l’étroitissime baraquement d’un bar, devant mon cappuccino que j’ai laissé froidir, le temps de ce poème.

II

Les Adriana, les Erminia, Violante, Vittoria et, là-haut, aux limites de l’enceinte, au-dessus du haut calvaire républicain de Mazzini (grotte tronquée et gros pilastres néo-doriques surbaissés), les Gemma, Enrichetta (professeur), Giuditta (institutrice ?). Aussi les enfants Luisa Puppo (1894-1900) et Franco Puppo (1935-1936), dans le même jouet d’un tombeau, à 36 années de distance, comme tante et neveu (tante de six ans, neveu de quelques mois) ; morts à une enfance, rieuse, qu’ils n’ont pas connue mais que d’autres, pour eux, auront éternelle rerêvée. Et l’autre Giuditta, de la tombe Varni, jeune morte un peu académique, avec son chien d’albâtre vivant, museau rond, œil vide et pensif (la faute au marbre) posé sur sa cuisse, presque au ras du sol.

C’est fou les milliers de mortes et de morts (les morts, il est vrai, sont infiniment plus nombreux que les vivants) que l’on peut entasser sur un hectare, entre cendre verte, ifs, cyprès endimanchés, chapelles néo-gothiques dentelées, columbarium récent pendu sur une galerie quasi thermale à vasistas, et les kilomètres qu’il faut entre tout cela déplier, replier, à nouveau déplier à mi-coteau pour retomber enfin, presque par hasard, sur le haut Maïmonide-Jérémie du haut escalier du vaste panthéon toujours fermé.

Sans compter, sous les cryptoportiques, tous ces défunts par dizaines et centaines, joint à joint, pieds à pieds, sur quoi l’on est bien forcé de marcher en faisant jouer quelques dalles entre monuments et arcades des bas-côtés ; ni le carré juif, tout là-bas, à l’écart, tombes humides et cassées, moins nombreuses cependant que tous les autres dont le nom (lévites, croyants et non-croyants) figure au fronton du ghetto-mastaba et qui ne sont pas revenus.

Mais toi, toujours toi, à nouveau aujourd’hui, presque nue : tes seins nus, un peu évasés, de marbre obscur, lisses comme du bronze ; leur pointe dure et évasée sous ma caresse ; ton visage classique, un peu large de statue (foncée par l’usure de l’air) que soutient et replie l’amant puissant, inachevé parce qu’en vie (ce jour où il te vit nue pour la première fois et dont le galbe persiste à jamais au-delà du jour noir) ; qui te baise à l’angle de la tête, à travers ta forte chevelure, belle forme inclinée, bien mieux qu’un poème, sur la forme physique d’une vie, et

Avec ce baiser ultime

Ici la dépouille a déposé

De

Maria Francesca Delmas

mcmix

III

Riomaggiore (Cinque Terre), le lendemain. Village-précipice rose bâti dans le basalte quasi verticalement strié d’un torrent, au fond d’un amphithéâtre infini de restanques grises à olivettes,

où l’on ne cesse de monter et de descendre, à tâtons, de remonter et, périlleusement, de redescendre en entendant la mer de dos, sans jamais la voir, par d’immenses marches coupantes et serrées, et cent brefs culs-de-sac autour d’un boyau surélevé presque central à 1000 chats, que je mettrai du temps à retrouver, barré d’échelles sur grenier et même d’un oratoire sur le vide,

mais où l’on finit par vous allouer un repli de chambre aveugle (ni serviette ni savon, mais un frigidaire, un peu d’alcool de myrte dans un verre et une table très bancale, parce que c’est le sol qui l’est), avec un coin de porte-fenêtre sur le feu matériel de l’infini qu’on n’avait pas d’abord vu,

et que dessert même une gare souterraine dans sa lueur suintante de grotte et, d’heure en heure, son bruit sismique et lointain de chenilles sur roulettes ;

et là, moi, voisin d’une Elda et d’une Andreina, pensant encore à toi, avec cette vide saveur de temps à l’esprit, dans une salive d’âme :

un alliage effacé de cannelle jaunie et zabaglione jaune paille dans la paille d’un cornet à glace

et, à l’instant ici, une poire oblongue et dure, fanée de vieux cuivre, son pâle caramel végétal à goût grenu de chair blanche

tandis que, là-bas, au fond de son canyon d’ardoise, l’épars cliquetis rythmique d’une noire chanson de Shadeh, voilée d’indifférence, King of sorrow, qu’il faudra réentendre de nuit, lutte avec un proche cliquetis de tables

(et que demain, quand nous ne serons plus là, aussi bien il pleuvra sur la mer obscure et sur cette unique lumière, là-bas, au cœur des flots, étoile polaire inverse et fixe).

IV

Quatrième jour. Achat d’un élixir des Cinque Terre, d’un litre (rouge-noir) de luna, à bouchon poli en marbre gris de Carrare, et d’un peu de miel d’acacia de Levanto, clair comme l’air quand on le laisse couler d’une cuiller sur un bout de mie.

Puis retour vers Gênes ; via la mer, grise et fine, de Rapallo.

Où tu es peut-être venue, toi dont j’ignore tout, transporter ta lassitude à jeunes cernes d’un soir le long de l’étroite corniche tropicale de Santa Margherita Ligure, en écoutant Les Roses blanches de l’oubli, entre les gemmes éparses et lointaines, là-bas, d’une valse inattendue et regoûter, déjà de l’âme, sur ta langue l’hostie mauve d’un sorbet à vague violette 1909, attiédi de claire mûre fondue, sous de faibles flammes de l’Ourse et la garde distraite d’une quasi-aînée (œil profond, tailleur blanc, foulard d’infi rmière amidonné) du nom d’Edera, à l’entrée de la presqu’île-péninsule de Portofi no, dans l’allée botanique d’un palace-fortin Valery Larbaud (eucalyptus, liquidambar, rose gravier britannique) et l’oraison, là-bas, à jamais dérobée et perpétuelle des distances.

Oui, les Edera, les Rosanna, les Perpetua, les...

puis Gênes, à nouveau, soudain ; Gênes, banlieue provisoire d’un cimetière immense, fixe et vert ;

entrée, à nouveau, de l’enceinte ; kiosque aux fleuristes ; et ce bouquet, ton bouquet, serré contre son étui de cellophane, sous une brise vernissée de pinède-cyprès (ah et enfin cette odeur qui me poursuit depuis hier, où mettre enfin un nom funéraire d’enfance : cœur rougi, juste violâtre et macéré, de très vieux œillets) ;

puis la pelleteuse Komatsu, son cercueil gris-bleu abandonné, grosse huche à brancards sur deux roues de bicyclette pour porter d’autres cercueils à travers la terre meuble où pourrait rester prise une voiture à pneus ;

le petit chien d’albâtre noirci de la tombe Varni, qu’une lampe rasante à phosphore pourrait rendre à nouveau translucide pour la photographie ; puisque tout cela commença par être neuf et neigeux comme un régiment de formes neuves, plus neuf que l’antique même restauré (ainsi nous enseigne Mark Twain, passant par ici, dans ses Innocents Abroad de 1869) ;

la statue réaliste, énergique et néo-hellénistique, toujours très fleurie 125 ans après, de la vendeuse de noisettines, fièrement tressées en un immense rosaire de main à main, noué de deux tourtes à celle de droite, fier commerce qui lui permit, sou après sou, pluie après pluie, midi après midi, de se payer en l’absence d’héritiers pour une autre vie, éternelle celle-là, ce chef-d’œuvre d’Orengo et une épitaphe en langue ligure (un peu étrusque) du poète dialectal G.B. Vigo, vantant sa ténacité ;

puis toi, soudain, ici, qui as beaucoup moins de succès, toi :

une dernière fois, la pointe froide et presque arrondie de tes seins noirs dans les bras de l’amant païen à cheveux ras, épaules immenses, mal taillées, comme la vie noire encore en vie

(tes seins, de vrais seins, uniques, les tiens, pris sur le motif, non point des seins académiques de déité, du temps où, immortelle, tu posas pour eux, superbe et close, les yeux clos, dans la très-papale Italie de mcmix,

sans jamais penser qu’on en ferait pour un siècle, et sans nul trait de croix, ce sombre et pour toi et sur toi à jamais vivant tombeau) ;

puis, enfin, à la sortie, tout là-bas,

ce visage classique et sain de jeune brune, à longs cils et grands yeux effilés, classiques et sages, à la Laura Pausini, et penché, et clair et légèrement ombré dans le mystère obscur d’une baraque de fleuriste (quelle voix de brune cette grande adolescente brune peut-elle donc bien avoir ?), dont l’âge fera         peut-être une mégère

mais dont la beauté, pour l’heure, échappe à la beauté et à la vie, même, qui la porte et que je baptise, sur-le-champ, Silvana.

*

N’être revenu à Gênes que pour ça.

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