Là où les légumes poussent bien et où la peau peut bronzer rapidement
Là où les légumes poussent bien et où la peau peut bronzer rapidement
Un échange fort en rire et en partage
Quand il est question d’immigration italienne, je pense immédiatement à la grand-mère de mon
meilleur ami, que je connais depuis toujours et qui m’a vu grandir. C’est donc tout naturellement que
j’ai pris mon téléphone et que je lui ai présenté mes intentions de l’interroger dans le cadre d’un travail
universitaire. Très enthousiaste à l’idée de m’aider, Giuseppina a tout de suite accepté de me raconter
son histoire et c’est ainsi que nous nous sommes vues, peu de temps après, à son domicile. Après un
bon repas, autour d’un café, nous avons commencé l’entretien. Cette femme âgée de quatre-vingt-un
ans vit depuis maintenant soixante ans dans le sud de la France, entourée de la famille qu’elle a fondée
avec son mari Luigi. Répondre à des questions sur ses origines et son parcours ne lui pose aucun
problème, car aujourd’hui Giuseppina en a assez de garder ses souvenirs pour elle. La mort de son
époux, l’année dernière, lui a enlevé la dernière personne avec qui elle pouvait encore partager tous
ces souvenirs. Je suis heureuse de pouvoir vous transmettre son histoire.
Lors de cet échange plutôt fort en émotions, en rire et en partage, Giuseppina réussit à bien
structurer ses propos, même si elle doit réfléchir beaucoup pour se remémorer le plus de détails
possibles. Son histoire est remarquablement claire et spontanée. De plus, elle me parle immédiatement
en français et lorsque je lui demande si elle veut que l’on discute en italien, celle-ci me répond en
riant : « Tu crois vraiment que tu comprendras mon vieux patois du sud ? »
Il est nécessaire pour elle de reparler et d’évoquer ces souvenirs oubliés avec le temps, souvenirs
qui l’ont rattrapée depuis. Elle ressent le besoin de parler et de se confier, même si cela fait remonter
à la surface beaucoup d’émotions fortes. Pendant cet entretien je me permets de lui demander si
elle dispose encore de photos ou autres documents, permettant d’alimenter un peu ce témoignage.
Malheureusement hormis la photo de son mariage, elle ne retrouve aucune trace de ces années
difficiles ; les photos s’étant perdues durant les déménagements, les documents s’étant trop abimés.
Du soleil pour les légumes et pour la peau
En 1953, dans une Italie d’après-guerre où l’économie a du mal à se relever et où le travail manque,
Giuseppina, une jeune femme calabraise issue de Rende et âgée d’à peine vingt-et-un ans, travaille
dans une petite entreprise florale tous les jours de la semaine du matin au soir. C’est là-bas qu’elle a
rencontré, deux ans plus tôt, son mari, un certain Luigi, qu’elle me décrit comme « un petit Calabrais
robuste avec de grands yeux bleus charmeurs à qui on ne pouvait rien refuser ».
Ils se marient rapidement et très vite ils ont envie de fonder une famille. Mais, me dit Giuseppina,
leurs projets n’étaient pas réalisables car leurs salaires misérables et le fait qu’ils ne soient pas issus de
familles aisées ne leur permettent pas de s’installer avant un moment. L’unique solution devient alors
de quitter leur terre natale pour trouver mieux ailleurs. Ils choisissent pour destination la France, qui,
d’après les rumeurs, leur paraît un bon endroit pour repartir de zéro. Toutefois, il est hors de question
pour eux d’être dépaysés, surtout pour Luigi, très attaché à son soleil, qui ne voulait aller que là « où
les légumes poussent bien et où sa peau peut bronzer rapidement ».
Ils optent donc, en 1954, pour Nice ou Grasse en espérant que là-bas, ils pourraient se faire
embaucher dans une exploitation de fleurs. Mais finalement, après quelques conseils de leurs proches,
ils prennent le chemin du Midi et de Montpellier, car un ami de leur famille y vivait déjà et pourrait
les aider à trouver un logement...
Un drôle de périple
C’est donc avec quelques valises sous le bras, contenant le peu d’affaires dont ils disposent, qu’ils
partent en train, de Reggio de Calabre en direction, tout d’abord de Gênes. Une fois arrivés là-bas, ils
doivent faire un premier changement et prendre un train de nuit en direction de Nice. Giuseppina me
raconte que le voyage ne fut pas triste :
Mon mari s’était endormi dans le premier train et je n’arrivais pas à le réveiller alors que nous
étions sur le point d’entrer en gare. En plus, une de nos valises avait été échangée avec celle d’une autre
personne qui avait la même. Ce fut un drôle de périple !
Ils réussissent finalement à récupérer la bonne valise et à arriver à Nice où Marco, le fameux
ami de la famille, les attend pour les emmener chez lui, à Montpellier. Là, il les hébergerait le temps
qu’ils puissent s’en sortir seuls. Giuseppina ne se souvient pas de détails précis de son arrivée sur le
territoire français, seulement qu’il faisait beau et que son ventre lui faisait mal à cause de l’anxiété
qu’elle éprouvait. Quand Giuseppina me raconte son histoire quelque chose me frappe : elle n’évoque
à aucun moment le problème de la langue. Je pensais que cette femme avait appris le français en
France, avec le temps et je me demandais si son mari et elle n’avaient pas connu de difficulté pour
communiquer. Elle m’explique que par chance, elle était allée à l’école jusqu’à quatorze ans et qu’ainsi
elle avait eu des bases en français. Arrivée en France, elle réussit donc à se débrouiller. Quant à Luigi,
il avait un avantage considérable car sa grand-mère maternelle avait longtemps vécu en France et
lui avait enseigné le français lorsqu’il était petit. Donc, malgré son accent italien assez marqué, il
comprenait lui aussi la langue.
De Giuseppina à Joséphine
Giuseppina me raconte que les débuts ne furent pas toujours roses. Certes, ils sont ensemble,
amoureux et rien ne leur fait peur mais ce n’est pas tous les jours facile. Au début, ils vivent dans
une petite chambre de bonne dans le centre de Montpellier (prêtée par leur ami Marco), loin de leur
campagne et de leurs fleurs qui leur manquent beaucoup. Dans un premier temps ils savent que, s’ils
veulent s’en sortir, il faut qu’ils s’occupent de leurs papiers afin de pouvoir rester. Évidemment, il faut
pour cela qu’ils travaillent. Giuseppina commence ainsi par faire des ménages chez des habitantes
de son quartier et Luigi « prépare un coup » avec Marco qui tient alors une petite épicerie dans le
village de Grabels, à quelques kilomètres de Montpellier. En effet, Marco, qui n’est plus tout jeune et
qui ne s’en sort plus tout seul, a besoin d’aide au magasin. Ce sera à Luigi d’aller travailler avec lui.
D’après Giuseppina, toute cette histoire se déroule très vite sans même qu’elle puisse dire « ouf » (je
reprends ces expressions car elles me font rire). Elle se souvient que son mari travaillait dur : il avait
des horaires difficiles et commençait le travail généralement très tôt le matin, finissait tard le soir et au
début le salaire n’était pas mirobolant. Mais, au fur et à mesure, Luigi prend de l’ampleur au sein de
cette petite épicerie de village qui marche alors plutôt bien. Grâce à sa tchatche, à ses services et à son
côté séducteur italien, les gens commencent même à l’apprécier. Ainsi, il peut bénéficier rapidement
de la nationalité française puisqu’il a obtenu enfin un emploi, il a un « logement » (« même si moi
j’aurais plutôt appelé ça une cage à poules » me dit Giuseppina) et les avis à son sujet sont relativement
positifs (car, oui, il fallait des témoignages pour prouver que son mari était un bon citoyen). En ce
qui concerne Giuseppina, elle dispose uniquement d’une carte de séjour qu’elle renouvelle. Elle sait
pertinemment qu’elle doit, elle aussi, trouver du travail rapidement. En attendant, elle continue le
travail au noir comme femme de ménage et garde d’enfants, ce qui lui permet de mettre de l’argent de
côté.
Mais elle a de la chance. Entre temps, Luigi s’est associé à Marco et bénéficie donc d’une situation
plus confortable. Ainsi, grâce à la réussite de l’épicerie, Giuseppina peut commencer à y faire le ménage
et de temps en temps à tenir la caisse, en étant déclarée cette fois-ci. Elle peut enfin commencer les
démarches administratives et faire sa demande pour obtenir la nationalité française.
Elle me raconte qu’à ce moment précis de sa vie, le seigneur avait dû la bénir (venant d’une famille
très croyante la religion occupe une place forte dans sa vie) car elle savait que le mari d’une des dames
chez qui elle faisait le ménage travaillait à l’ambassade de Paris et qu’il pouvait faire « accélérer » les
choses. En trois mois seulement, on lui renvoie ses papiers, mais avec une légère modification qu’elle
n’apprécie pas : le changement de son prénom qui a été francisé et transformé en « Joséphine ». Elle
me raconte qu’aujourd’hui cela n’est qu’un détail et que désormais elle se fiche de tout cela, même si
elle insiste tout de même pour que je mette son « vrai prénom » dans mon devoir.
Une vraie mamma italienne
Le travail au sein de l’épicerie prend toujours plus de temps et Marco, plus âgé que Luigi, doit de
plus en plus lâcher prise. Giuseppina continue en me disant que Luigi tenait le coup car il espérait
pouvoir racheter la part de Marco, après la retraite de ce dernier. Deux ans après, le rêve de Luigi
devient réalité. Grâce aux économies de sa femme et à l’argent qu’ils gagnent tous les deux, ils
réussissent à racheter le petit magasin et, au fil du temps, à le transformer. La même année ils louent
un appartement à Grabels et décident d’avoir leur premier enfant.
Giuseppina continue à travailler à l’épicerie tant qu’elle peut, mais Luigi, très inquiet pour la
santé de son futur enfant, lui interdit de faire le moindre effort. Elle doit désormais se cantonner à
rester assise et à encaisser les clientes. Elle me raconte que c’est à ce moment-là qu’elle se lie d’amitié
avec certaines des clientes et qu’elle commence à bien s’intégrer au village : elle va au marché, parle
beaucoup avec les gens, etc. Luigi, de nature sociable et grand bricoleur, en aidant à droite et à gauche,
n’a aucun mal à se faire des amis. Cela compense alors le manque de sa famille, restée au pays à qui il
écrit dès que possible. Le soir, quand il trouve le temps, il n’hésite jamais à aller boire un verre avec
ses amis.
Giuseppina et Luigi construisent leur vie tout simplement en se faisant apprécier par les gens
qui les entourent et en fondant une famille au fil des années. Ils finissent par avoir quatre fils et
déménagent dès qu’ils en ont l’occasion dans le petit village de Murviel-lès-Montpellier, où ils achètent
leur première maison, un rêve qui se concrétise enfin.
De ce que j’ai pu voir depuis mon enfance, c’est une famille extrêmement unie avec une vraie
mamma italienne. Je pense qu’elle retrouve vraiment ses origines à travers sa famille, la cuisine (une
excellente pasta que je viens tout juste de finir de déguster) et sa façon d’être toujours présente. Elle
entretient toujours la langue italienne et l’a même enseignée.
Aujourd’hui la famille de Giuseppina et Luigi compte quatre enfants et huit petits-enfants. Le
couple a quitté sa petite épicerie à la retraite et s’est installé dans le petit village d’Olargues, où il a fait
bâtir une nouvelle maison et a continué à vivre paisiblement jusqu’à la mort de Luigi. Cela fut une
épreuve douloureuse pour son épouse qui porte encore aujourd’hui le deuil en s’habillant tous les
jours en noir, comme le veut la tradition italienne. Giuseppina me raconte aussi qu’après leur réussite
en France, d’autres membres de leur famille, notamment l’un des frères de Luigi, sont venus dans
le pays pour tenter leur chance. Antonio, le frère de Luigi a réussi à monter sa propre pizzeria et à
fonder une famille ici. À l’inverse, l’un de ses fils est parti vivre à Rome, car il se sentait plus proche
de ses racines italiennes que de ses racines françaises. Ainsi, la petite-fille de Giuseppina participe à
des compétitions de judo sous les couleurs de l’Italie et non sous celles de la France et son petit-fils
travaille désormais comme carabiniere en Italie. Leur éducation est donc bel et bien un mélange de
deux cultures bien marquées.
Enfin, Giuseppina me montre quelques photos de son mari qui la font sourire : « celle-ci résume
bien son côté macho italien, il fait semblant de faire la sieste tandis que je débarrasse ».
Elle rigole.
